Hiro’a n°184 – Dix questions à

Dix questions à Flora Aurima Devatine, directrice de l’Académie tahitienne

« L’avenir de toute langue est lié à sa pratique »

En novembre dernier, l’Académie Tahitienne-Fare Vāna ́a a célébré ses cinquante années d’existence. Un demi-siècle de batailles et d’actions concrètes menées par des passionnés et défenseurs de la langue polynésienne. Rencontre avec sa directrice.

Sur quelle dynamique est née l’Académie Tahitienne ?

« Elle est née dans la pensée de quelques hommes, fervents défenseurs de la langue et de la culture polynésiennes. Beaucoup d’entre eux étaient des présentateurs en langue tahitienne à Radio Tahiti ou des interprètes. Et puis, il y a eu l’incident politique de février 1967 quand un conseiller territorial, John Teariki, sollicita l’autorisation de faire paraitre un hebdomadaire de langue tahitienne. Le refus du gouverneur Sicurani provoqua une vive émotion, ressentie dans l’âme comme une mise en danger du peuple. Finalement, le représentant de l’État la lui accorda, et sur cette lancée le Conseil du gouvernement approuva le principe de la création d’une “Académie de la langue tahitienne”. Mais la délibération de la création de l’Académie ne fut votée que le 2 août 1972. »

Quels ont été les grands travaux de l’Académie ?

« Les premiers académiciens se consacrèrent à la rédaction d’une grammaire complète et définissant le bon usage en la matière, afin que le tahitien soit reconnu comme une langue à part entière, universelle. Puis, elle s’attela à la rédaction de dictionnaires : tahitien-français et français-tahitien qui est en cours d’étude. Entretemps, ont également été produits des ouvrages pour l’enseignement du tahitien, des lexiques de termes techniques, puis des anthologies d’extraits de manuscrits et un dictionnaire pour enfants. Et cette année du jubilé de l’Académie tahitienne, plus d’une douzaine d’ouvrages ont été écrits et publiés par les académiciens. Il y a également les travaux de la commission de diffusion de l’Académie qui, depuis les années 1980, intervient à la radio. Une dizaine de volumes des archives des émissions radiophoniques ont été présentées lors de la célébration du jubilé. »

L’Académie s’est aussi beaucoup investie dans l’enseignement…

« Un des gros chantiers a été de faire accepter et de lancer l’enseignement du tahitien. Ce fut sur le terrain une avancée par étape. Chaque année, on proposait quelque chose qui fasse admettre le tahitien dans la société civile puis dans l’enseignement : obtenir qu’il y ait une épreuve, ne serait-ce qu’orale, de tahitien dans les concours d’entrée dans l’administration. Puis on obtint la mise en place d’une épreuve de tahitien au Certificat d’études ; l’année d’après au Brevet, puis au Bac. Aujourd’hui, on peut dire que la résistance vive puis sourde des débuts s’est transformée en grande prise de conscience qu’il faut se mettre à l’appropriation de sa langue, de sa culture. »

Le Fare Vana’a a célébré ses 50 ans, quel bilan tirez-vous ?

« Les gens se remettent à parler sans honte et sans tabou leur langue maternelle, et se critiquent même entre eux. L’Académie a été le maitre d’œuvre de cette renaissance. Cela a commencé par les jeunes dans les écoles pour se transmettre aux collèges puis aux lycées, et enfin à l’université. Durant ces cinquante ans, le Fare Vana’a n’a jamais déclaré forfait devant les difficultés, l’Académie a fini par imposer ses vues qui ont été et sont toujours la reconnaissance de la langue et de la culture d’un peuple. Elle a produit les outils nécessaires à la normalisation de la langue. Elle a favorisé la publication d’ouvrages rédigés en langue tahitienne. Ces actions participent à rendre à la langue tahitienne ses lettres de noblesse. »

Quels sont les travaux à mener aujourd’hui ?

« C’est la diffusion des livres en langue tahitienne. Actuellement, le travail relatif au dictionnaire français-tahitien continue. L’ambition est de réaliser un dictionnaire assez important à l’instar des dictionnaires Larousse et Robert. Parallèlement à ces travaux, il est prévu de s’atteler à la traduction en langue tahitienne d’ouvrages de la littérature mondiale, et aussi à la publication de manuscrits présentés aux concours littéraires dans les années passées. D’autre part, il y a à préparer un dictionnaire tahitien-tahitien, un dictionnaire historique et étymologique des mots nouveaux en tahitien. Le tahitien s’enrichit de termes nouveaux suite à l’entrée de la Polynésie dans le monde connecté de la mondialisation. »

La relève est-elle assurée ?

« Oui, la relève est assurée. Nous procéderons au mois de mai prochain, à la tenue d’élections visant à remplacer quatre de nos membres. C’est une occasion d’associer à nos travaux des hommes et des femmes issus d’horizons variés, avec des compétences multiples. Il faut, parmi les académiciens, un éventail très large qui aille de celui qui possède parfaitement sa langue maternelle à l’universitaire apte à étudier les concepts. Bien entendu on a besoin des anciens, et parmi les actuels connaisseurs de la langue, de nouvelles intelligences. »

Quand les femmes sont-elles entrées à l’Académie ?

« Lors de l’installation officielle de l’Académie tahitienne par le gouverneur Videau le 2 août 1974, celle-ci comptait parmi ses vingt premiers membres quatre femmes : Geneviève Cadousteau-Clark, Rosa Klima, Antonina Peni et moi-même. »

Qu’est-ce que les femmes ont apporté à l’Académie ?

« Comme toujours, le sérieux, l’acharnement à la tâche, le refus d’éviter l’obstacle. À ce jour, neuf femmes sont membres de l’Académie tahitienne. Elles participent aux travaux et contribuent à l’enrichissement des débats grâce à leurs expériences professionnelles, et personnelles au sein de leurs foyers, de leurs églises ou dans la vie associative. Elles ont une autre approche, une autre sensibilité que l’on ne peut quantifier. »

Quelle est la place de la littérature mā ́ohi aujourd’hui ?

« Elle est pour l’instant locale, elle est à promouvoir, d’autant plus qu’elle est reconnue et entrée dans les programmes de l’éducation. Les ouvrages écrits en français et en tahitien d’auteurs du pays sont reconnus et font partie des épreuves au Bac dans l’enseignement. »

Quel avenir pour la langue polynésienne ?

« L’avenir de toute langue est lié à sa pratique. La langue tahitienne aurait pu disparaitre. Aujourd’hui, en dépit de l’évolution de la société et de la mondialisation, des nouvelles technologies, elle reprend vie avec force. L’avenir est aussi chez les jeunes. Je constate qu’ils aiment leur langue, ils la parlent, ils veulent en vivre, l’enseigner, ils sont courageux. Tant qu’il y aura des gens qui aiment leur pays, leur terre, leur culture, tant qu’il y aura des hommes pour parler leurs langues, celles-ci vivront, survivront. C’est le cas de la langue tahitienne et de toutes les langues en Polynésie française. »

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