Hiro’a n°190 – Dix questions à

Dix questions à – Moana΄ura Tehei΄ura, chorégraphe et metteur en scène

Pīna´ina´i : aborder tous les sujets contemporains, même les plus difficiles

Propos recueillis par Lucie Rabréaud – Photos : ©LR et ©Moana΄ura Tehei΄ura

“Toto”, le sang en français, est le thème choisi par l’association Littéramā΄ohi pour le 13e Pīna΄ina΄i qui sera présenté le 14 octobre sur le paepae a Hiro et le 21 octobre au Grand théâtre de la Maison de la culture à l’occasion du Salon du livre. Cet espace d’expression est unique car écriture et danse s’unissent pour raconter la Polynésie d’aujourd’hui, sans omettre des sujets qu’on préfèrerait ne pas voir.

Quel est le thème choisi pour cette 13e édition ?

« Le thème choisi par l’association Littéramā΄ohi pour cette 13e édition est toto, le sang. On va parler du sang dans tous ses états. Bien sûr du sang transmis par nos ancêtres, qu’on ne choisit pas finalement. On est passif par rapport à cet héritage, aussi noble soit-il et aussi lourd soit-il à porter dans son corps, son esprit, sa conscience. La question est de savoir ce qu’on fait de cet héritage aujourd’hui : est-ce qu’on reproduit des schémas sociétaux ou choisit-on de transmettre autre chose ? Ce sang qu’on transmet à la génération future va-t-il être renouvelé, apaisé et plus noble ? »

Pourquoi avoir choisi ce thème ?

« On s’est réunis avec les membres de l’association et le bureau en assemblée générale et j’ai moi-même, en tant que metteur en scène, proposé cette thématique. L’ensemble des personnes a approuvé cette idée. À partir de là, les auteurs ont commencé à écrire. Ils m’ont ensuite envoyé leurs textes et, depuis la fin du mois de juin, j’ai commencé à travailler la mise en scène. Certaines scènes sont assez violentes, on va aborder des sujets de société difficiles et donc, pour la première fois, on va déconseiller ce spectacle aux moins de 16 ans. »

Pourquoi avoir préféré garder ces scènes difficiles et déconseiller le spectacle aux moins de 16 ans plutôt que d’y renoncer pour l’ouvrir à tous ?

« Il y a déà eu des scènes difficiles dans les Pīna΄ina΄i précédents. Ces spectacles ont toujours été assez durs sur les sujets traités, mais nous n’avions jamais pensé à indiquer cette mention pour les enfants. Compte tenu de nos expériences précédentes, il nous a semblé judicieux de donner cette information. »

C’est important d’aller le plus loin possible ?

« Les auteurs de Pīna΄ina΄i parlent de nous en tant que peuple autochtone de ce pays. Ce peuple traverse des choses qui sont parfois tues par la société. Et il faut les mettre aux yeux et aux oreilles de tout le monde. Les aborder à travers l’art est important, c’est une autre manière de parler de ces faits sociétaux. Pīna΄ina΄i permet aussi de montrer que le mouvement dansé du ΄ori tahiti peut s’adapter à ces sujets contemporains. »

Est-ce que l’écriture autochtone a évolué depuis que Pīna΄ina΄i existe ?

« L’écriture autochtone n’évolue pas avec Pīna΄ina΄i, mais l’événement a permis à certains auteur(e)s de s’exprimer pour la première fois. Ce spectacle offre un espace d’expression différent de tous ceux qui existent déjà. Je prends l’exemple du Heiva qui va faire appel à l’écriture de légendes, de réflexions, d’histoires…, où peut-être certains auteurs ne se retrouvent pas. Pour Pīna΄ina΄i, on peut simplement écrire un texte court. Un poème de quelques strophes suffit. »

Pīna΄ina΄i fait le lien entre l’écriture et la danse pour parler de la société d’aujourd’hui…

« Oui, depuis le début. C’est porter un regard sur nous-mêmes. Dans notre histoire, beaucoup de regards ont été portés sur nous : les navigateurs, les colons. Il est temps que nous portions nous-mêmes ce regard et assumions d’ailleurs des choses difficiles qu’on veut enfouir, qu’on ne veut pas montrer. Il faut le faire ! En parler, c’est le début d’une certaine résilience et d’une certaine thérapie. C’est regarder la réalité en face et c’est aussi se guérir par rapport à ses maux. »

La chorégraphie, l’interprétation, la danse ont-elles évolué depuis ces treize années ?

« J’ai une fibre artistique assez reconnaissable, comme chaque artiste. On a tous  notre façon de peindre, de chorégraphier, de sculpter, d’écrire… Et sa façon d’appréhender le mouvement. Mon mouvement puise sa source au cœur des mots. Je suis aussi influencé par mon parcours et mon chemin de vie. Finalement, le créateur est en pleine thérapie ! Travailler sur Pīna΄ina΄i permet de me guérir aussi, j’avoue ! »

Avez-vous l’objectif de surprendre, étonner, interroger les spectateurs ?

« Le but était de montrer que la littérature autochtone n’était pas réduite aux légendes et à l’histoire. À travers Pīna΄ina΄i et les textes engagés, qui dénoncent ou provoquent, on a su montrer qu’on pouvait surprendre, étonner et interroger avec nos langues. Le français, le tahitien et toutes nos langues autochtones. Cette écriture est influencée par l’environnement, le temps qui passe et le peuple qui façonne cette terre. […] Je recherche l’effet cathartique : le spectateur s’interroge lui-même et va à la recherche de ses propres réponses. Chaque année ça marche. L’interroger et le déranger parfois par rapport à certains sujets, qui sont connus mais qu’on n’ose pas regarder. » 

Comment se renouveler ?

« C’est assez instinctif. C’est le mot qui façonne le geste, la mise en scène ou la scénographie. Vouloir se renouveler à tout prix n’est pas forcément une bonne chose. En revanche, nous devons maintenir ce dialogue que nous avons avec notre terre et notre peuple pour ne pas perdre la substance essentielle de notre création. »

Pīna΄ina΄i est-elle une terre d’exploration ?

« C’est surtout une terre de liberté. La parole se libère à travers l’écriture, il n’y a pas de contraintes pour les auteurs. Les sujets fusent dans tous les sens quand on prend un thème comme le sang, mais, en tant que metteur en scène, c’est très intéressant et ça me nourrit. Et le mouvement se libère. […] Pīna΄ina΄i est une création collective et communautaire. Quand on parle de communauté, qui est une valeur intrinsèque à ce pays, on amène un espoir contre l’individualisme, inhérent à ce monde contemporain. On travaille ensemble pour un projet avec des danseurs, un compositeur, des écrivains, des orateurs qui sont là bénévolement pour soutenir cette cause : parler de nous. »◆

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Moana΄ura Tehei΄ura, chorégraphe et metteur en scène

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