Hiro’a n°184 – Le Saviez -vous ?

Service du Patrimoine Archivistique Audiovisuel (SPAA) – Te piha faufa’a tupuna

Rencontre avec Hiriata Millaud, chef de Service du Patrimoine Archivistique et Audiovisuel – Piha Faufa’a Tupuna

Lettre d’un militaire stationné à Tahiti en 1845

Le document étudié est une lettre manuscrite de quatre pages dont toute la surface est occupée. L’espace entre la date et l’indication des destinataires est rempli par un post-scriptum écrit à l’envers du reste du texte. L’écriture serrée, penchée vers la droite, sans élégance, les lettres parfois esquissées et quelques ratures donnent une impression de précipitation. Une missive qui donne un tout petit éclairage sur la vie d’un officier, en ce temps-là, à Tahiti.

La transcription la plus vraisemblable de la signature de cette lettre d’un militaire stationné à Tahiti datée du 20 juin 1845 est : E. Grenier. Il s’adresse à son « cher papa » et à sa « chère sœur », Céleste. Ses premiers mots évoquent les difficultés de transmission du courrier. Il justifie la rareté de ses lettres par la rareté des bateaux : depuis sa dernière lettre, « nous n’avons eu aucun navire sur rade en partance pour la côte ferme1 ». Celle-ci partira par la corvette de guerre la Somme. Alors que ce navire rejoindra la France par la route du Cap Horn, ce courrier sera débarqué à Valparaiso pour être acheminé à Panama, puis, après la traversée de l’isthme par route de terre, envoyé vers la France via la traversée de l’Atlantique et une dernière étape en Angleterre. « J’ai pensé qu’elle vous arriverait plus tôt par [cette] voie. » Un parcours de plusieurs mois. Un échange de courrier peut à l’époque prendre un an, voire plus. Il mentionne l’arrivée attendue d’une corvette « qui apportera la réponse aux affaires Hapape et Faa ». « Affaires » (en réalité des combats) qui se sont déroulées en juin 1844, un an auparavant ! Une vie agréable, parfois troublée Notre homme semble mener une vie agréable. « L’état de mes affaires continue toujours à être aussi tranquille. » Il précise ses activités militaires : « […] j’ai été chargé d’organiser la batterie d’obusiers de montagne et d’en apprendre les manœuvres à mes hommes. […] Je prépare de plus deux sous-officiers à passer les examens d’officier à la prochaine inspection générale. […] Je vais être aussi chargé, je crois, des plans et de la construction d’une caserne pour les ouvriers d’artillerie avec ateliers, magasins et salle d’artifice. » Il a à sa disposition un « petit personnel » qui s’est accru d’un chef de bataillon et d’un capitaine en second, tous deux venant des îles Marquises. Grenier consacre une demi-page à un incident entre officiers dans cet archipel éloigné où le gouverneur, le lieutenant de vaisseau Brunet, semble chercher des noises à tout le personnel sous ses ordres, ce qui le fait détester de tous, et même Bruat « est fort indisposé » contre lui. Il a accusé l’officier commandant à Vaitahu (Tahuata- Marquises) de dilapidation et de concussion dans son service. Cette affaire « nous regardait (sic) tous comme officiers du même corps. […] L’accusation portée est le fait d’une canaille… » L’ambiance n’est pas toujours sereine au sein de l’armée ! À Tahiti, on attend impatiemment du renfort en personnel militaire d’encadrement. On attend aussi des informations, des directives et des annonces de promotions : lui-même compte recevoir sa nomination comme capitaine. Enfin, on a l’espoir de voir arriver prochainement des bateaux à vapeur. Il y a déjà un vapeur à Tahiti, en l’occurrence le Phaëton qui sera remplacé par le vapeur Gassendi le 12 avril 1847. Il donnera son nom à la baie Phaeton et en débarqueront les soldats français qui investissent en mars 1842 l’isthme. Son approvisionnement en charbon a donné lieu à un marché public avec la Maison Duteil et Barroihet de 2.5 millions de kg de charbon, très décrié vu son cout par la Chambre nationale. Le charbon est déposé aux 2/3 aux Marquises et pour 1/3 à Tahiti d’abord, en vrac à Papeete sur la grève, puis à Fare Ute dans un parc à charbon. Bruat fait autoriser l’envoi de ce vapeur en Océanie française pour justifier des liaisons rapides entre les Îles Marquises et Tahiti.

 La situation locale

Il partage également sur la situation politique locale : le protectorat rétabli après les combats de fin juin 1844, la tension est retombée, mais la reine refuse de revenir à Tahiti. Grenier pense qu’en fait, elle est empêchée de quitter Ra ́iātea par les Anglais. Cependant, « tous les jours des chefs indigènes viennent rallier le parti français, détrompés enfin sur les belles promesses des Anglais ». Des réjouissances publiques (courses d’embarcations, courses en sacs, mâts de cocagne, festins) entretiennent une ambiance de fête. Une assemblée a promulgué un nouveau code de lois, le nom de Pōmare va être « supprimé de tous les actes publics ». Les « chefs du parti de la France » ont désigné Paraita comme régent en remplacement de la Reine. Des nouvelles aussi de la colonie des Marquises où tout est tranquille : « Depuis la mort de Pakoko […] les indiens ne songent plus à faire la guerre aux français. » Autre information : « Tous les jours nous voyons arriver ici des bâtiments venant de la Nouvelle-Zélande. […] Hommes et femmes tous fuient… » La guerre là-bas fait rage. « Le gouverneur anglais Fitzroy avait mis à prix la tête de Héki chef des Mahauris (sic), mais ce dernier avait mis à un prix plus élevé la tête du gouverneur anglais. La ville de Kororaraka dans la Baie des Îles attaquée par 2 000 sauvages a été réduite en cendres, sauf quelques maisons parmi lesquelles est celle de Mr Pompallier l’évêque français, la population s’est réfugiée à bord des navires présents, elle a été dirigée sur Auckland, beaucoup d’anglais ont péri dans le sac de la ville […] » Toute la population réfugiée à Auckland a été armée. Cela « prouve la détresse de nos bons amis, que la terre leur soit légère ainsi que la dent des nouveaux Zélandais ». Ce trait d’humour montre que ces « bons amis », les Anglais, sont plus détestés que jamais.

Papeete, une ville animée

Grenier décrit Papeete comme une ville joyeuse (« tous les jours il y a des danses indigènes exécutées devant l’hôtel du gouvernement ») et très animée (« partout on voit s’élever des maisons et s’ouvrir des magasins »). Les bateaux sont constamment nombreux dans la rade, avec « une foule de baleiniers [qui] viennent relâcher pour y faire des vivres et de l’eau ». Il ne dit quasiment rien sur sa vie quotidienne. Il demeure « chez un négociant français établi ici avec sa famille, c’est un ancien capitaine au long cours, il sort ainsi que sa famille de la masse des français établis à l’étranger car en général ce ne sont que des gens sans aveu ». Il raconte une anecdote amusante à propos de son voisin de chambre, enseigne auxiliaire dans la Marine royale : un « vieil avare » auquel il s’amuse à faire croire que des voleurs en veulent à son magot. L’homme, persuadé qu’un voleur est passé, ne s’endort plus qu’avec un fusil chargé à son côté. Il achète des coquillages nettoyés pour sa sœur Céleste. Il ne va pas en pêcher lui-même, car « pour nettoyer des coquilles il faut laisser l’animal pourrir dans la coquille et ensuite le retirer et j’aimerais autant disséquer un cadavre ». Il s’est procuré quelques oiseaux empaillés (« la perruche de Tahiti et celle des Marquises »). Il attend le passage d’un navire venant des Sandwich pour se procurer des « chinoiseries » (« petits objets en ivoire à fort bon marché », « petits paniers à ouvrage en paille de chine »). Il termine sa lettre en demandant des nouvelles de toute la famille, en embrassant son père et sa sœur et en leur demandant d’écrire souvent. Dans une sorte de post-scriptum, il dit à ses parents : « Je vous prie de solder pour moi à Metz à Maury, passementier rue Fournirue la somme de 175 f, et à Madéré, tailleur, rue des Petites Tappes, la somme de 143 f. » Il était parti de France ayant dépensé cet argent qui lui avait été nécessaire, « et j’ai oublié jusqu’alors de vous en parler ».

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