Hiro’a n°184 – Dossier

Tahiti 1939 : les prisonniers civils allemands, une pépinière d’artistes

À la fin des années trente, Tahiti devient la terre d’accueil des antipodes pour les hommes et les femmes que la montée des périls portés par le nazisme en Europe inquiète. Tous s’affichent antinazis mais leur nationalité allemande joue en leur défaveur. Ils feront l’objet d’internements successifs au Fort de Taravao puis au lazaret de Motu Uta. Or, parmi ces internés civils majoritairement allemands figuraient de grands artistes. Ils seront notamment les précurseurs de l’artisanat moderne local. Parmi ces artistes allemands, le peintre Wolfgang Wolff dont on a pu découvrir les premières illustrations dans l’ouvrage Tamari ́i Volontaires, de Jean-Christophe Shigetomi, spécialiste des Tahitiens dans les guerres. Découvrez ici son parcours et des ressources inédites de la Fondation Wolff.

Jeanne Lasserre a rencontré Fritz Winkelstroeter dans un bal d’étudiants à Paris, à la Sorbonne où il termine ses études de droit. Ils se marient le 30 juillet 1929. De cette union nait Christa. Ils s’installent à Karlsruhe en Allemagne. Mais les époux mesurant rapidement les conséquences de l’accès au pouvoir du chancelier Adolf Hitler embarquent sur le Ville de Strasbourg pour Tahiti, « leplus loin possible, où le soleil brille, où la guerre n’aura que peu d’emprise » (Source : Sylvie Jullien-Para, Madame Bobby).

Ce n’est pas à bord de ce navire, comme cela a pu être écrit, que les Winkelstroeter font la connaissance de l’artiste peintre allemand, Wolfgang Wolff, Alsacien d’origine, et de son épouse Hildegard, née aussi Wolff et surnommée Max. Les deux couples ont planifié ensemble leur fuite d’Allemagne à Tahiti. Ils ont prétexté de courtes vacances et, dans le cas des Wolff, une lune de miel à Tahiti. Ils laissent derrière eux tous leurs biens.

Sans l’aide de Jeanne Lasserre épouse Winkelstroeter, qui avait la nationalité française, Wolfgang et Max n’auraient pas pu s’enfuir d’Allemagne et surtout survivre à Tahiti. Les conditions d’établissement en Océanie française étaient très rigides. Une autorisation du gouverneur était nécessaire avec un régime de caution bancaire égal au prix du billet retour. Jeanne Winkelstroeter est celle qui a pu convertir sur place les devises allemandes en francs français.

De l’exposition à la « prison »

Wolfgang a pour projet de planter de la vanille, mais les contraintes d’exploitation rencontrées lui font abandonner cette entreprise. Son talent artistique l’emporte pour exposer place Bougainville à Papeete. En 1937, Wolfgang remporte le Grand Prix d’honneur à la foire-exposition des Établissements français d’Océanie dans la section artistique.

Ces migrants allemands rattrapés par le tourbillon de l’Histoire seront emprisonnés quelques jours après la proclamation de guerre avec l’Allemagne. Ils sont d’abord internés au Fort de Taravao, situé dans la presqu’île de Tahiti et construit en 1844 sous le commandement du capitaine d’état-major Mariani pour se protéger des insurgés tahitiens de la presqu’île. La peinture de Wolfgang nous en offre une photographie ainsi que de leur chambrée. Les prisonniers civils allemands seront ensuite transférés à Motu Uta, un petit îlot dans la rade de Papeete où la reine Pōmare IV aimait venir chercher quiétude et fraicheur.

Les prisonniers ont construit eux-mêmes leur fare (maison) d’hébergement. L’île est sans eau et ils sont complètement dépendants de l’extérieur.

« Christa est allée rendre visite à son père comme chaque dimanche en utilisant la vedette de la marine qui apportait aux prisonniers leurs repas. Le mot prisonnier n’est peut-être pas trop approprié : aucune sentinelle ne les garde, ni de jour ni de nuit. S’ils avaient voulu, ils auraient pu rejoindre facilement Papeete à la nage. Mais pour aller où ? Chaque prisonnier avait en outre son propre petit fare fait en bambou et niau (feuille de cocotier) », écrit Jeanne Lasserre.

Avant la guerre, les toiles de Wolfgang Wolff vendus aux touristes de passage dépeignaient la vie tahitienne. Il va user de sa peinture pour témoigner de leur vie carcérale tout en poursuivant sa passion artistique, allant jusqu’à permettre des expositions de ses œuvres aux États-Unis. Les toiles, roulées dans les couches de son bébé lors des visites d’Hildegard à son époux, s’échappaient ainsi de Taravao puis de Motu Uta.

De la prison aux expositions

Une note de renseignements fournie au gouverneur indique : « M. Paul Nordmann, à Tahiti depuis 1929, après un séjour de quatre mois aux États-Unis, nous informe que, à San Francisco en mars et avril derniers, une exposition du sieur Wolfgang Wolff, interné à l’îlot de Motu Uta, se tient dans la galerie Gump. » Une seconde note indique : « Une dame du nom de Jerry Von Bergmann de nationalité américaine, arrivée de Tahiti en 1943, a organisé l’exposition du pauvre israélite autrichien interné à Tahiti au mépris du droit des gens […] le brillant artiste doit être secouru. Le profit de l’exposition le sauverait de la misère, sa femme ainsi que son petit enfant […] Les tableaux de Wolff sont des mauvaises images où les Tahitiens sont représentés dans les plus mauvais esprits.»

L’écrivaine, Mme Von Bergmann, est arrivée à Tahiti le 3 juin 1940. Elle réside successivement à Punaauia, à Papeete puis à Paea. D’avril 1942 jusqu’à son départ, elle séjourne dans la propriété d’un citoyen américain dénommé Guild dont elle effectue la gérance. En 1942, elle demande une patente pour l’achat et l’expédition aux États-Unis de curiosités du pays. Mme Von Bergmann quitte les EFO le 22 novembre 1943 par le navire Cap Florida.

Des expositions similaires de Wolfgang Wolff seront organisées dans plusieurs autres villes nord-américaines ainsi qu’en Australie à Sydney et à Melbourne.

De Tahiti aux États-Unis… à Tahiti ? Après-guerre, les époux Wolff restent assignés à résidence dans leur maison de Punaauia. Tout comme la famille Winkelstroeter, Wolff fait l’objet de contrôle de sûreté sévère. Une note de sûreté de 1946 mentionne : « On a encore vu Wolff en ville. Sous quel prétexte est-il venu ? » ou encore : « Wolff est venu à Papeete pour recevoir des soins dentaires au cabinet Simonet le 20 mai 1946 et le 1er juin 1946. »

Des citoyens américains que Wolfgang a rencontrés à Tahiti avant la guerre, dont certainement un membre de l’Office of Strategic Services (OSS), future CIA, vont finalement faciliter leur installation en 1948 aux États-Unis. Wolfgang décède en 1994. Peut-on imaginer une exposition de ses œuvres originales à Tahiti ? Quel nouveau défi de mémoire ce serait !

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Encadré

Le travail de la nacre, ressource de guerre

Les prisonniers occupent leur temps dans le travail de la nacre, le dessin, la poésie et la culture vivrière. Wolfgang Wolff s’occupe notamment à « sculpter de petits objets décoratifs en nacre (tout le monde à Tahiti, travaille la nacre : pendentifs, bracelets, boutons… coupe-papiers, souvenirs), ou je dessine ». Charles Abel, né en Égypte de père allemand et de mère française, a étudié aux Beaux-Arts à Munich avant de s’exiler pour l’Italie à Florence où il exerce comme photographe. En route pour la Nouvelle-Zélande, il s’arrête à l’escale de Tahiti. L’artiste développera la gravure de la nacre. Le travail de la nacre devient rapidement une ressource majeure de l’économie de guerre des EFO. Elle est transformée en lampes, bagues, boutons de manchette, peignes, broches, gourmettes qui sont ensuite exportés vers Bora Bora et les États-Unis. Les soldats américains qui stationnent à Bora Bora ne peuvent retourner chez eux sans ramener dans leurs bagages ces « curios » tant convoités pour les offrir à des parents ou amis. Ils s’exporteront jusque sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie où stationnent de nombreuses troupes américaines tout autant friandes de souvenirs exotiques. Bobby sculpte lui aussi « de très jolies choses, copies d’objets tahitiens anciens. Il a également appris à travailler la nacre jusque-là utilisée pour les boutons. Il a eu l’idée, en voyant les anciens ornements polynésiens, de ciseler des bijoux et a créé des dragons chinois, des tiki, des tiare en broche, des petites tortues en collier ». Spitz dit Loulou est le principal marchand de Curios. Il tient The Spitz Curios Store ou en français Le magasin Spitz de curiosités.

Pierre Heyman, artiste peintre suédois est venu à Tahiti en juillet 1934. Il est notamment l’auteur de la vahine de la bière Hinano. Il sera lui aussi incarcéré à Papeete puis exilé à Bora Bora pour présomption d’intelligence avec l’ennemi. Il raconte : « Est venue alors la période de la nacre. Tout a commencé sur Motu Uta, un petit îlot au milieu du lagon devant Papeete où les Allemands qui vivaient en 1939 étaient détenus prisonniers. Pour passer leur temps, ils ont commencé à graver quelques nacres avec des motifs polynésiens, surtout destinés pour le commerce de souvenirs. Il y avait même parmi ces Allemands un véritable artiste qui a gravé des objets magnifiques. »

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