Hiro’a n°165 – Trésor de Polynésie : La pirogue en bois, une tradition en voie de disparition

Rencontre avec Tara Hiquily, chargé des collections ethnographiques au Musée de Tahiti et des îles et Jean-Pierre Wong, le fils de Jacques Wong, dit Papa Ahsoy, constructeur de la pirogue. Texte et photos : Pauline Stasi et MTI

À l’occasion de son exposition, « Tahiti ti’a mai, du Tiurai au Heiva », le Musée de Tahiti et des îles dévoile une très belle pirogue taillée dans du bois de pisse-pisse, prêtée par la famille Wong. À travers ce va΄a, emblématique de tout un savoir-faire ancestral polynésien, le visiteur plonge dans l’histoire de ces pirogues, menacées de disparition.

« Vue de loin, avec sa forme aérodynamique, elle ressemble plutôt à une pirogue actuelle. C’est normal d’ailleurs, car elle n’est pas très ancienne, elle a été construite dans les années 1980 », confie Tara Hiquily, chargé des collections ethnographiques au Musée de Tahiti et des îles – Te Fare Manaha. Mais pour ce spécialiste de va΄a, auteur du livre Va΄a, la pirogue polynésienne, cette embarcation est une véritable pépite, une espèce en voie de disparition. Car effectivement, un simple coup d’œil sur le bateau suffit pour constater que cette pirogue, un V3, longue de 11 mètres, n’est pas en carbone ou en résine, comme celles qui naviguent sur les lagons aujourd’hui, mais bel et bien taillée dans un tronc, comme l’étaient les pirogues polynésiennes des temps anciens. Et plus précisément en bois de tulipier du Gabon, aussi appelé pisse-pisse.

Le va΄a, une histoire de famille

« C’est un arbre très léger, très compact », explique avec entrain Jean-Pierre Wong, le fils de Jacques Wong, dit Papa Ahsoy, qui a construit cette pirogue. Pour Jean- Pierre, qui a repris le flambeau, le va΄a, c’est une histoire de famille. « La pirogue, c’est dans nos gènes. Ma famille avait des liens avec le mythique club de va΄a Maire Nui, originaire de Tautira, ville berceau des piroguiers polynésiens. Pour répondre à la demande des jeunes qui voulaient ramer, mon père, un ancien menuisier, s’est mis à tailler des pirogues. Il a ensuite fondé le club Ihilani Va’a, l’un des clubs piliers du va΄a au fenua », raconte celui qui se souvient de la façon dont cette pirogue, conçue pour les courses de lagon, a été fabriquée par son père.

La fin d’une époque

« L’arbre a été coupé pas loin du cimetière de l’Uranie, il y a des pisse-pisse là-bas. Pour que cela ne coûte pas cher, on allait couper les arbres chez des gens qui nous le demandaient. Ensuite, les neveux qui travaillaient au port avaient eu la permission par leur patron d’emprunter un camion pour transporter le tronc. » Une fois le bois rapporté à l’atelier grâce à ce système D familial, l’arbre est ensuite mis à l’abri pour que le bois sèche. Et ce n’est qu’au bout de trois ou quatre mois que Papa Ahsoy a pu se mettre au travail. Une fois l’arbre dégrossi à la hache, c’est là que toute la technique et l’art du piroguier entrent en scène. « Il faut bien regarder la forme de l’arbre pour définir où sera le devant. Ensuite, il faut tailler le tronc avec une hachette courbée, appelée tūpā. Cela prend vraiment beaucoup de temps pour arriver à le transformer en pirogue de course. Comme ce n’est pas facile de trouver un très grand tronc, mon père l’a coupé en deux dans la longueur et a rassemblé les deux moitiés de tronc pour en faire une pirogue de 11 mètres. Ensuite, il a décidé de rajouter des capots pour éviter que l’eau ne rentre. Cette pirogue a gagné de nombreuses courses », explique Jacques Wong, fier du travail accompli par son père, alliant savoir-faire des anciens et innovation. Pour Tara Hiquily, « cette pirogue reflète bien la fin d’une époque, la transmission vers une autre ».

Cette pirogue est l’un des derniers exemples construits dans un tronc d’arbre encore bien conservés. Cette technique fut ensuite remplacée par l’usage du latté ou de la fibre de verre.

Jean-Pierre Wong regrette la disparition de ces pirogues taillées dans du bois, qui représentent tout un pan de l’histoire du va΄a et des fêtes du Heiva. « Autrefois, lors des courses en lagon, tous les clubs, les ‘écuries’ de va΄a, s’observaient, on avait tous nos petits secrets de fabrication. Maintenant les va΄a sont beaucoup plus uniformisés, il y a aussi beaucoup de V1 ou de V6, le V3 tend à disparaitre. C’est dommage, car pour moi, c’est la discipline la plus formatrice. Je trouve que le va΄a perd de son âme, de son mana », confie le passionné, qui espère que les techniques des anciens ne tomberont pas aux oubliettes. « Mon père a quatre-vingt six ans, il connait les techniques, il me les a transmises. Il faudrait que l’on fasse des vidéos ou des choses pour que ce savoir-faire ancestral perdure. »

PRATIQUE

Exposition « Tahiti ti’a mai, du Tiurai au Heiva » jusqu’au 31 octobre du mardi au dimanche, de 9h00 à 17h00

• Des visites guidées sont proposées par l’équipe scientifique du musée les samedis à partir de 10h00

• Réservation https://billetterie.museetahiti.pf

Encadré

Le va΄a, discipline phare du Heiva

Si la première édition officielle du Tiurai eut lieu le 14 juillet 1881 et rassemblait déjà des grandes pirogues doubles montées par au moins vingt hommes ou femmes, plutôt robustes, et, dès 1892, par au moins quarante compétiteurs, les courses existaient auparavant. « Déjà, avant l’arrivée des Européens, des courses avaient lieu, elles pouvaient se dérouler sur des pirogues de pêche comme sur des pirogues de guerre plus grandes, qui s’affrontaient de façon ludique. Les Européens ont ensuite standardisé les courses, ils ont apporté leurs règles. On peut aussi relever plus tard des témoignages dans Le Messager de Tahiti qui parlent de ces courses dès les années 1850 lors de fêtes nationales », explique Tara Hiquily. Puis tout au long du XXe siècle, les courses ont connu des évolutions. En 1905, leurs équipages se composaient de dix personnes au plus, alors que la catégorie des pirogues à trois rameurs était toujours présente. « La pirogue exposée au musée est un V3 et, et malgré son aspect moderne, elle est en ligne directe avec les temps anciens, car la catégorie à trois rameurs, très en vogue auparavant, existe avec le va’a tau’ati depuis le début de l’histoire de la course de va΄a », note le chargé des collections ethnographiques du Musée de Tahiti et des îles.

Après une absence pendant l’entre deux-guerres, les courses reprirent après la Seconde Guerre mondiale avec une diversification considérable des catégories. Les disciplines des pirogues doubles propulsées à la pagaie avec, au plus, vingt hommes ou femmes et celle des pirogues à trois rameurs demeurent les épreuves phares. Cependant, deux nouvelles catégories de pirogue à balancier vont progressivement prédominer : le va΄a ho΄e (un rameur) et le va΄a one (six rameurs).

L’ère contemporaine de la course de va΄a venait de naitre.

Légendes

La pirogue exposée au Musée de Tahiti et des îles est en bois de tulipier du Gabon.

Jean-Pierre Wong a repris le flambeau de Papa Ahsoy.

Jacques Wong, alias Papa Ahsoy, a taillé plusieurs pirogues.

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