L’art du Pacifique réuni – juin 2012

DOSSIER

 

Centre des Métiers d’Art – Pu haapiiraa toroa rima i

 

Rencontre avec Pelika Bertelmann (Hawaii) et Donna Campbell (Nouvelle-Zélande).

 

L’art du Pacifique réuni

 

Comment transmettre une culture, valoriser un héritage et promouvoir la création ? C’est à cette équation à la fois partagée dans la démarche et personnelle dans le traitement que la troisième édition du Putahi tente de répondre. Une centaine d’artistes de toute la région du Pacifique feront le déplacement au Centre des Métiers d’Art du 18 juin au 5 juillet pour cette manifestation d’envergure, où il sera question d’échanges, de partage et d’art !

 

L’art provoque, apaise, réconcilie, permet de se construire, de se projeter… Incontestablement, l’art occupe une place singulière au cœur de la société contemporaine. Nouméa, Port Moresby, Hamilton ou Papeete, la place de l’art et des artistes ne connaît pas la même évolution et ne bénéficie pas du même soutien. Une disparité qui peut devenir source d’enrichissement mutuel. Partager les pratiques et les formes reçues en héritage, créer celles qui aujourd’hui parlent de l’homme et des sociétés, diffuser le plus largement possible les unes et les autres… Voici une exigence complexe et nécessaire dans laquelle le Putahi* s’inscrit pleinement. Rencontre avec deux artistes, deux femmes, deux polynésiennes qui affirment la spécificité et l’irréductibilité des valeurs culturelles traditionnelles à la lumière d’un art ouvert, source d’interrogations autant que de réponses… Et afin d’étendre la réflexion, interview également de deux personnalités qui œuvrent au développement de l’art contemporain en Papouasie Nouvelle-Guinée et en Nouvelle-Calédonie : Nicolas Garnier et Emmanuei Tjibaou.

 

Pelika Bertelmann

 

Enseignante à l’Université de Hawaii, à Hilo Keaholoa et artiste polyvalente, Pelika développe un projet de gestion des ressources marines auquel elle associe ses étudiants dans un programme d’étude qui prend en compte les pratiques des anciens Hawaiiens et leur rapport à leur univers.

 

Quelle est ta démarche artistique et quels sont tes médiums de prédilection ?

Je travaille principalement la fibre et les arts numériques. Mon objectif principal est dans l’éducation ; le langage visuel que j’utilise est destiné à être partagé avec mes élèves et ma communauté. J’aime explorer les outils qu’utilisaient nos kupuna, leur fonction dans le quotidien et comment ces outils peuvent nous aider à comprendre notre rapport à l’environnement. Par exemple, tresser des pièges à poissons nous permet de nous connecter à nos ancêtres car ieur fabrication nous amènent à comprendre le temps et le savoir-faire nécessaires pour produire ces outils. En créant de manière traditionnelle, nous apprenons à connaître et donc à respecter le cycle naturel des éléments. Ces processus nous rapprochent de la vie, de l’esprit, de l’environnement et des connaissances de nos kupuna.

 

Ton travail artistique est à la croisée du patrimoine culturel, des

savoirs traditionnels et de la société contemporaine…

Oui, c’est une mise en perspective enracinée dans les pratiques culturelles, les connaissances traditionnelles et leur fonction dans la société d’aujourd’hui. En s’intéressant aux ressources marines et en questionnant notre rapport à l’océan, je peux voir le monde comme mes ancêtres. Créer me permet de faire partager mon expérience intérieure « visuellement ».

 

Quel regard portes-tu sur l’art contemporain océanien et son développement ?

Je crois qu’en nous rapprochant, en construisant des liens à travers le Pacifique, nous serons à même de mieux comprendre nos ressemblances et nos différences, de les utiliser pour communiquer et se soutenir dans diverses initiatives. Les îles du Pacifique sont confrontées à des obstacles qui sont à la fois semblables et différents les uns aux autres. Dialoguer, échanger, construire un réseau sont les clés pour les artistes autochtones qui désirent évoluer, s’enrichir, se renouveler… Car il nous appartient de déterminer nous-mêmes les moyens que nous choisissons pour évoluer.

 

Que penses-tu d’un événement comme le Putahi et qu’en attends-tu ?

C’est un rassemblement très intéressant qu’il faut soutenir et auquel il faut assister. Cela permet aux artistes de s’ouvrir, de partager des démarches, des concepts, des perspectives…et de tisser des liens. C’est tellement enrichissant de s’asseoir et de discuter avec un autre artiste, on recharge les batteries et on prend conscience qu’on n’est pas le seul sur le même chemin.

 

Donna Campbell

 

Maître de conférences à l’Université de Waikato (School of Maori and Pacific Development) où elle enseigne et développe un programme sur le tressage, Donna Campbell crée aussi des œuvres innovantes valorisant cet art traditionnel avec une résonance moderne. 

 

Quelle est ta démarche artistique et quels sont tes médiums de prédilection ?

On me décrit souvent comme une tresseuse contemporaine de harakeke (plante indigène de Nouvelle-Zélande), mais je ne pourrais pas faire ce que je fais sans de solides bases des savoir-faire traditionnels à l’origine de cet art maori. Ma démarche artistique est l’expression du mana wahine (la force des femmes maori), c’est une manière pour moi d’exprimer mon héritage culturel. Je travaille essentiellement la tradition du tressage et du tissage dans le textile, en créant des œuvres sculpturales (objets ou vêtements), mais aussi à travers des installations numériques utilisant l’espace et la lumière. Mon processus créatif s’inscrit dans le whenua (terre) et les pratiques traditionnelles maori. L’environnement, la culture et leur préservation sont au cœur de ma démarche.

 

Comment s’articule ton travail artistique avec le patrimoine culturel, les

savoirs traditionnels et la société contemporaine ?

Mon travail est un lien entre l’art maori traditionnel et contemporain. Ma source d’inspiration, c’est l’héritage de mes tupuna, Je réinvente l’art du tressage et du textile traditionnel. Mais je crains que la jeunesse maori ne considère cet art que comme un passe-temps ancien, qui n’a aucune pertinence dans le monde d’aujourd’hui. Tresser et tisser demandent beaucoup de patience, de temps et d’espace pour atteindre l’excellence. La société actuelle considère que ces arts sont du temps perdu. Dans mes cours, je cherche à inverser cette tendance pour amener les élèves à jouir de la contemplation et du rapport à leur identité qui s’exprime à travers ces arts. Personnellement, j’essaye de réaliser un travail qui parle, qui ait une résonance urbaine tout en maintenant et valorisant l’authenticité de ces pratiques.

 

Quel regard portes-tu sur l’art contemporain océanien et son développement ?

C’est un art incroyablement dynamique et nous sommes à une période particulièrement intéressante pour les artistes, nouveaux comme confirmés. L’art peut être un messager puissant pour résoudre des problèmes politiques et environnementaux que les peuples autochtones connaissent actuellement. L’art peut nous rendre notre voix, trop difficile à faire entendre dans l’hégémonie actuelle.

 

Qu’est-ce que, selon toi, la confrontation d’artistes autochtones du Pacifique peut nous apporter à la région et au-delà ?

Depuis plus de 20 ans, les artistes d’Aotearoa voyagent librement atour du Pacifique et au-delà, apprenant et partageant avec les autres artistes. Ces expériences nous aident à reconnaître et à apprécier notre diversité.

 

Que penses-tu d’un événement comme le Putahi et qu’en attends-tu ?

C’est très important de nous réunir pour échanger nos idées, travailler ensemble pour créer des oeuvres qui n’ont pas encore été pensées. Il n’y a rien de tel que de dialoguer avec d’autres peuples autochtones, partager du temps, être inspirés et inspirer. Oui c’est vrai, on peut aujourd’hui parler sur internet mais les rencontres face à face sont tellement plus riches. Je me sens privilégiée de venir au Putahi : merci aux organisateurs et à mon Univeristé de me permettre de participer à cet événement. C’est un grand honneur de visiter Tahiti, à côté de Raiatea d’où l’on dit que mon peuple provient. Ce sera un peu comme rentrer à la maison.

 

Nicolas Garnier

 

Nicolas Garnier travaille dans deux départements différents de l’université de Papouasie-Nouvelle-Guinée : il enseigne l’Anthropologie et dirige le Melanesian and Pacific Studies Centre. Chercheur, auteur et artiste, il tente d’encourager et de valoriser une expression libre de l’art mélanésien, encore trop souvent confiné dans une mouvance exotique.

 
Comment s'articule votre travail d'anthropologue avec le patrimoine culturel, les savoirs traditionnels et la société contemporaine mélanésienne ?
J’ai créé récemment de nouveaux cours dans le but d’apporter un regard critique et universitaire à l’étude de la culture matérielle en Papouasie. J’avais le sentiment que l’étude sur l’art, sur la consommation ou sur la technologie présentait un champ de recherche particulièrement fertile, mais que les professeurs comme les étudiants mélanésiens avaient négligé. Cela fait maintenant près de trois ans que ces cours sont donnés et cela a provoqué des réactions assez formidables de la part des étudiants, mais aussi des communautés locales en général. Nous avons ainsi mis en place un réseau de recherche sur l’art de Bougainville auquel participent à la fois les étudiants de Bougainville à l’Université, les communautés locales de l’île ainsi que l’administration de la région autonome de Bougainville. Il faut rappeler que l’île vient de sortir d’une guerre civile traumatisante et que ces recherches sur la culture matérielle et l’art provoquent un engagement qui, me semble-t-il, participe au processus de réconciliation. Il est peut-être trop tôt pour se prononcer car la recherche n’en est encore qu’à ses débuts et les causes du conflit sont encore assez actuelles, les rendant très fragiles.

Quel regard portez-vous sur l'art océanien mélanésien et son développement ?
Tout d’abord, je ne suis pas sûr que le terme art contemporain et l’adjectif océanien permettent de définir un espace de création cohérent. Il me semble qu’il y a des disparités considérables entre le succès de certains artistes aborigènes en Australie et certains de mes amis qui vendent leurs œuvres devant les terminaux d’aéroports. Il me semble aussi que si beaucoup d’artistes du Pacifique connaissent maintenant une renommée grandissante, leurs œuvres sont peu diffusées en dehors de la région. Quand c’est le cas, la référence systématique au Pacifique rend la lecture des œuvres peu aisée car trop contextualisée.

Qu'est-ce que, selon vous, la confrontation d'artistes autochtones du Pacifique peut nous apporter à chacun dans la région et au-delà ?
Je sais qu’en Papouasie Nouvelle-Guinée les rencontres sont très importantes et que les artistes y trouvent beaucoup de réconfort, mais elles sont rares. Les autorités ici sont assez indifférentes au sort des artistes et à la valorisation de l’art contemporain, aussi les artistes ne bénéficient de presque aucun soutien institutionnel.

 

Emmanuel Tjibaou

 

En tant que directeur du centre culturel Tjibaou de Nouméa, Emmanuel Tjibaou

cherche à ouvrir et à promouvoir les nouvelles formes d’expressions artistiques de son Pays, au plus près des réalités nouvelles.

 

Comment se traduit la promotion de l’art contemporain kanak au sein du centre culturel Tjibaou ?

Au Centre Culturel Tjibaou, l’art occupe une place centrale. Il est la matérialisation des formes les plus abouties de la pensée kanak. Dans nos missions de promotion de ce patrimoine, nous développons l’axe principal d’une programmation artistique autour du rapport qu’entretien l’homme issu de ce terroir avec sa société en mutation. Les formes traditionnelles développées par les kanak au cours des millénaires se sont transformées pour donner naissance aujourd’hui à un homme nouveau ; c’est ce changement aujourd’hui que la structure tente d’accompagner en proposant d’ouvrir ce questionnement aux nouvelles formes d’expressions de la société, afin d’inscrire la place de ce développement humain au cœur de la cité.

 

Quel regard portez-vous sur l’art contemporain océanien et son développement ?

L’art contemporain constitue une forme nouvelle d’expression pour les plasticiens kanak, la mise en place du centre culturel Tjibaou a entraîné une dynamique nouvelle depuis 1998 sur ces pratiques. Nous avons une politique d’accompagnement des artistes ainsi qu’une politique d’acquisition des œuvres, et une programmation annuelle d’expositions a transformé la perception que pouvaient avoir les Océaniens des pratiques plastiques traditionnelles. Cette dynamique structurelle s’est accompagnée également d’une réflexion politique sur la place de l’art kanak contemporain/traditionnel ainsi que celle de son développement à l’échelle de la région. Aujourd’hui nous sommes dans une phase nouvelle où ce rapport politique identitaire (quête de l’indépendance, thématiques traditionnelles) des artistes plasticiens se mue pour se fondre dans des réalités nouvelles et fait écho aux transformations que vivent les sociétés océaniennes (insularité, urbanité, violence, drogue, alcoolisme…). Ces transformations sociales et politiques résonnent de manière nouvelle tant aux oreilles des artistes que du nouveau public qui le découvre. C’est dans ce contexte que le centre culturel Tjibaou promeut une vision qui se veut au plus juste du questionnement plastique d’aujourd’hui.

 

Qu’est-ce que, selon vous, la confrontation d’artistes autochtones du Pacifique peut nous apporter à chacun dans la région et au-delà ?

Il est de coutume chez nous de dire que c’est de l’échange que la vie naît ; aussi, les questionnements que peuvent porter nos artistes se doivent d’être partagés pour se nourrir d’une sève nouvelle afin de se régénérer. L’apport de notre réflexion ne doit pas se limiter à nos barrières de corail, la parole qui sort de notre terre est celle des hommes simplement et doit être perçue, en tant que créatrice d’émotion et en tant que telle. Ce qui fait la richesse de notre patrimoine, c’est que nous le préservons parce qu’il est le souffle de nos pères mais se nourrit de la démarche actuelle de création. Dans ma langue (le pijé, parlé à Hienghène), pour traduire le mot culture, on dit « hun han » : littéralement, « la manière d’avancer ». C’est en ces termes que nous nous projetons aujourd’hui, en disant à la face du monde que notre devenir se fait en proposant des solutions (plastiques, politiques, sociales) et pour cela notre valeur d’homme s’appuie sur nos références d’homme, sur le fait d’être kanak et de vivre avec son temps.

 

Putahi 3 : Pratique

Rassemblement de près de 100 artistes, enseignants et élèves en provenance de Nouvelle-Zélande, d’Hawaii, de Rapa Nui, de Papouasie Nouvelle-Guinée, de Fiji, de Tonga, de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française

– Au Centre des Métiers d’Art

– Du 18 juin au 5 juillet

– Ateliers, conférences (voir encadré)

– Vernissage de l’exposition des travaux du Putahi 3 : jeudi 5 juillet à 18h

+ d’infos : 43 70 51 – www.cma.pf

 

Les conférences du Putahi

Un série de conférences ponctuera la manifestation. Le public est invité à se joindre à ces débats qui promettent d’être de grande qualité. Ils auront lieu à l’ancienne présidence.

– Le 25 juin, de 17h00 à 18h30 : « Les arts visuels océaniens autochtones des Pays du Pacifique ». Avec la participation des délégations de Polynésie française, Nouvelle-Calédonie, Hawaii, Nouvelle-Zélande, Papouasie Nouvelle-Guinée, Fidji et Tonga.

– Le 28 juin, 16h45 à 18h30 : présentation des travaux de Heirai Lehartel (PF), Pelika Bertelmann (HW) et d’étudiants hawaiiens.

– le 29 juin, 16h45 à 18h30 : présentation des travaux de Jessie Martin (PF), Donna Campbell (NZ), Ngataiharuru Taepa (NZ) et d’étudiants maori.

– Le 2 juillet, 16h45 à 18h30 : présentation des travaux de Luce Pasquini (PF), Nicolas Garnier (PNG) avec les artistes de Fiji, Tonga et Nouvelle-Calédonie.

 

* Pour plus de renseignements sur cette rencontre artistique :

– Hiro’a n°33, juin 2010, « Dossier » consacré au premier Putahi à Tahiti

– Hiro’a n°36, septembre 2010, « Retour sur » l’expostion du Putahi

– Hiro’a n°41, février 2011, « Le saviez-vous » : Putahi, acte 2 en Nouvelle-Zélande

– Hiro’a n°56, mai 2012, « Ce qui se prépare », Putahi 3, c’est reva !

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