Hiro’a n°185 – Dossier

Te Rara ´a : identifier, réapprendre, sauvegarder et transmettre

Rencontre avec Miriama Bono, directrice du Musée de Tahiti et des îles ; Céline Kerfant, ethnobotaniste et archéobotaniste à l’université Pompeu Fabra ; Vaiana Giraud, cheffe du Service de l’artisanat traditionnel ; Hélène Guiot, spécialiste de la culture matérielle et immatérielle de la Polynésie et de l’Océanie ; Tamara Maric, conservatrice du Musée de Tahiti et des îles et Tokainiua Devatine, enseignant en histoire et civilisation polynésienne au Centre des métiers d’art. Texte et photos sauf mention : C.L. Augereau

Du 3 au 23 mars, s’est déroulé au sein de Te Fare Iamahana – Musée de Tahiti et des îles un beau projet d’échanges et d’expérimentation entre l’équipe muséale, des scientifiques, des artisanes et des étudiants du Centre des métiers d’art autour de plusieurs pièces de la collection du Musée. Objectif : comprendre les matières et les techniques de tressage utilisées autrefois.

« Tout a commencé avec l’exposition “Matahoata, arts et société aux îles Marquises” au Musée du quai Branly – Jacques Chirac en 2016 », explique Céline Kerfant, ethnobotaniste et archéobotaniste à l’université Pompeu Fabra à Barcelone et scientifique freelance pour le musée parisien. « Lorsque la délégation marquisienne, qui avait fait le déplacement, a constaté que le savoir du tressage de ces éventails tāhii était perdu, il y a eu cette réflexion d’utiliser l’imagerie numérique et toute l’iconographie scientifique à disposition pour documenter cette collection d’.éventails du musée parisien. Avec Magali Mélandri (chargée des collections Océanie au Musée du quai Branly – Jacques Chirac), Hélène Guiot (spécialiste de la culture matérielle et immatérielle de la Polynésie et de l’Océanie) et la chercheuse Stéphanie Leclerc-Caffarel (responsable de collections au musée du quai Branly), nous avons lancé ce projet et commencé à chercher des fonds. Tout naturellement ensuite, nous avons décidé de travailler en partenariat avec Te Fare Iamanaha- Musée de Tahiti et des îles -. » Au fenua, ce projet a trouvé une résonance avec les diverses initiatives menées pour retrouver les techniques de tressage vernaculaire.

Une collaboration multiple et intergénérationnelle 

Outre les deux musées en question, ce projet original et novateur a impliqué localement plusieurs institutions : le Service de l’artisanat traditionnel ainsi que le Centre des métiers d’art (CMA). Il a également bénéficié du soutien financier de l’Union européenne (via le programme Archipel EU), celui du Pays et de l’État. Essentiellement consacré aux éventails des îles de la Société, vieux de deux siècles, il a allié savoir-faire artisanaux et recherche scientifique à travers l’analyse des pièces au microscope Hirox (microscope digital 3D permettant de partager ce que l’on voit sur grand écran), des ateliers de tressage et des échanges entre les artisanes au nombre de quatre (Vainui Barsinas, Iarea Tefaafana, Tevahine Teariki et Emerita Taputu), les scientifiques et les élèves du Centre des métiers d’art, une équipe 100 % féminine complétée par Marine Vallée, assistante de conservation au musée et Tamara Maric, conservatrice du musée. Pour Vaiana Giraud, cheffe du Service de l’artisanat traditionnel, ce projet a résonné avec les missions de son département et les enjeux du secteur : sauvegarder le savoir-faire et surtout, le transmettre.

Observer, analyser et comprendre

La première étape a été de comprendre quelle plante avait pu être utilisée pour le tressage des éventails des îles de la Société en partant de plusieurs matières : le pandanus rauhara (pae΄ore), le nī΄au blanc, le roseau des montagnes, kaka΄e. Très vite, l’équipe a constaté que pour réaliser des bandes aussi fines, longues et résistantes, il ne pouvait s’agir que du nī΄au. Différentes techniques ont ensuite été expérimentées, sur le nombre de brin, sur le placement des feuilles, sur la base de départ au niveau du manche qu’il a d’ailleurs fallu faire fabriquer par des étudiants du CMA. Pour ce qui concerne les éventails marquisiens, les objectifs étaient identiques. Conclusions : pour ces derniers, les techniques de tressage sont différentes, la matière travaillée est certainement de la racine de kiekie (Freycinetia Impavida des Marquises). Néanmoins, il a été décidé de laisser le privilège d’une expérimentation plus approfondie à des artisans marquisiens

Un bilan riche et positif

« Aujourd’hui, je suis vraiment plus que satisfaite qu’un projet qui associe tous ces regards différents, avec du matériel de pointe puisse être mené à Tahiti. Pour moi, c’est une première et il ne faut pas que cela s’arrête ! », souligne Hélène Guiot. « Nous avons bien eu la preuve qu’il y a énormément de connaissances qui sont d’une certaine façon “en dormance” ici et qui ne demandent qu’à être éveillées à la faveur de projets comme celui-ci, parce qu’on travaille avec des gens qui ont des choses à dire et on les écoute, on les regarde faire, on leur propose des outils. C’est une grande satisfaction. » Cette approche multiple et multigénérationnelle aura permis une remarquable rencontre des métiers et des passions, sous le signe de la bienveillance, de la patience, du respect par rapport au travail ancien et aux connaissances de chacun.

De nouvelles perspectives

In fine, après trois semaines intenses, de nouvelles évolutions sont apparues avec notamment : une demande de recensement des éventails polynésiens conservés dans les collections patrimoniales métropolitaines et internationales, la consultation de sources anciennes afin de pouvoir les comparer à des objets similaires comme les éventails des îles Cook et bien sûr, la mise à disposition de toutes ces précieuses informations aux artisans et aux experts. « Dans un premier temps, nous souhaiterions voir se prolonger ce projet dans les archipels pour aller travailler avec les Marquisiens dont les éventails analysés rapidement pendant ce projet ont encore des secrets à révéler, puis avec les autres archipels : les Australes, les Tuamotu… » indique également Hélène Guiot. De son côté, Miriama Bono, la directrice Te Fare Iamanaha – Musée de Tahiti et des îles, annonce déjà la mise en place d’une exposition d’ici la fin de l’année sur le travail qui a été effectué autour de ces éventails afin de le faire connaître au grand public puis, sur du plus long terme, avec la participation à la fois du Service de l’artisanat, du gouvernement et de la Direction de la culture et du patrimoine, la possibilité d’une publication autour de ce travail. ◆

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De gauche à droite : Vaiana Giraud, Hélène Guiot, Hinerupe Lehot, Marine Vallée, Emerita Taputu, Vainui Barsinas, Iera Tefaafana, Océane Tamati, Miriama Bono, Céline Kerfant, Tevahine Teariki et Tokainiua Devatine.

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Les pièces étudiées

Il s’agit de deux éventails des îles de la Société et deux éventails des îles Marquises. « Les éventails des îles de la Société ont été acquis par le Musée en 1978, ils provenaient de la collection James Hooper. Cela suppose donc une collecte ancienne, mais nous n’avons que très peu d’informations sur celle-ci. Ces éventails étaient réservés aux personnages de haut rang, notamment les femmes ari’i, ils étaient donc des objets de prestige », explique Tamara Maric, conservatrice de Te Fare Iamanaha – Musée de Tahiti et des îles.

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Ce projet a pour ambition d’assurer la transmission des savoirs et des connaissances de la culture des populations de Polynésie.

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La parole aux artisanes et à Vaiana Giraud

« Nous avons le sentiment parfois d’un secteur artisanal très fort, très actif et excessivement créatif », analyse Vaiana Giraud, directrice du Service de l’artisanat traditionnel. « Mais ce projet nous rappelle aussi la fragilité du secteur et la vigilance du savoir. Nous avons la chance énorme d’avoir ces beaux éventails exposés dans le musée. Malheureusement, on se rend compte qu’il est difficile de savoir les refaire aujourd’hui. Il faut continuer à transmettre, à partager et à faire vivre les beautés de nos savoir-faire artisanaux. Ce projet est un point de départ, cela a été très intense et très fort. Le bilan est très positif, il y a eu des avancées sur les matériaux utilisés, sur les façons de faire… »

Émues et bien motivées à poursuivre le travail sur le projet via un groupe Facebook rassemblant tous les acteurs en présence, les artisanes avouent que ce qui les a marquées au cours de ce partage, c’est le respect. Respect par rapport à cette collection qui date de deux cents ans, par rapport au travail des ancêtres, mais également respect par rapport au savoir-faire de chacune d’entre elles. « Chacune a sa technique et ses connaissances : le pae’ore pour Iarea Tefaafana de Rimatara, le ‘ā’eho (roseau des montagnes) pour Vainui Barsinas de Rapa et le nī΄au pour Tevahine Teariki qui vient de Nukutavake dans les Tuamotu. Nous avons travaillé ensemble, partagé et complété nos techniques, le mana et les tupuna étaient là avec nous. »

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Vaiana Giraud, directrice du Service de l’art traditionnel, aux côtés des quatre artisanes : Vainui Barsinas, Iarea Tefaafana, Tevahine Teariki et Emerita Taputu, ancienne enseignante au CMA.

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La parole à Tokainiua Devatine et ses deux étudiantes

Pour Tokainiua Devatine, enseignant en histoire et civilisation polynésienne au Centre des métiers d’art, « cette réunion de différentes institutions et de parcours, avec la jeunesse qui s’oriente vers des métiers découlant de savoirs anciens, était très intéressante ». Mais ce qui lui semble encore plus important : « C’est la suite… Comment ces deux étudiantes vont faire vivre ce qui est né de ces travaux à travers la restitution de leur travail auprès de leurs camarades de classe puis de stages à réaliser aux côtés des artisanes. Au niveau pédagogique, nous allons orienter les projets vers des activités comme l’expérimentation, la préparation des fibres, les applications possibles, l’imagerie microscopique et nous envisageons également des opportunités d’échanges avec l’Europe. »

Pour Hinerupe Lehot et Océane Tamati, toutes les deux éudiantes en première année du Diplôme national des Métiers d’art et du design (DN MADe), mention matériaux, parcours fibres et textiles : « Outre les photos, chacun de nos dessins a permis de créer des expérimentations qui se rapprochent du modèle original. Au final, tous ces échanges ont démontré que les îles possèdent une même base. Aujourd’hui, l’important, c’est de s’approprier la matière et de l’enseigner aux autres îles afin d’élargir le modèle des éventails. Ce projet était un cadeau. Nous sommes profondément reconnaissantes d’avoir rencontré toutes ces personnes qui nous ont enseigné et qui ont pris de leur temps pour nous inciter à apprécier notre culture. Maintenant, il y a encore énormément de choses à faire ! »

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Tokainiua Devatine, entouré des deux étudiantes ayant participé au projet : Hinerupe Lehot et Océane Tamati.

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L’équipe scientifique : Hélène Guiot et Céline Kerfant

« Mon travail sur les éventails de la Société a été d’identifier les fibres en présence et de comprendre, grâce aux photos prises au microscope Hirox, chaque technique présente », commente Céline Kerfant, ethnobotaniste et archéobotaniste à l’universit. Pompeu Fabra de Barcelone. « Il fallait aussi travailler avec les vannières pour comprendre quels étaient les procédés utilisés. Et ces expertes sont arrivées à en dire plus que ce que l’on arrive à voir avec le microscope Hirox, pourtant à la pointe de la technologie ! Ce qui m’a étonnée également, c’est la rapidité et l’intérêt avec lesquels les artisanes se sont appropriées le langage scientifique et se sont intéressées à l’histoire des collections muséales. La présence des étudiantes aussi a été importante, car elles ont à la fois un regard et un questionnement neufs. » 

« En tant que chercheuses, même si nous travaillons sur des objets anciens, nous n’avons pas une vision passéiste », ajoute Hélène Guiot, spécialiste de la culture matérielle et immatérielle de la Polynésie et de l’Océanie, également chercheuse pour le laboratoire Credo à Marseille qui regroupe tous les spécialistes de l’Océanie. « L’idée dans la transmission, c’est que cela serve, aujourd’hui, à se rendre compte du savoir des tupuna et que cela serve de base aux créations contemporaines. Avec tout ce savoir regroupé en un seul endroit grâce à des connaissances et des regards divers, ce projet est une vraie victoire. Il faut qu’il y en ait d’autres comme celui-ci… »

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Hélène Guiot, chercheuse spécialiste de la Polynésie et de l’Océanie, et Céline Kerfant, ethnobotaniste et archéobotaniste travaillant notamment pour le Musée du quai Branly à Paris.

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