Hiro’a n°182 – Dossier

Dossier – Musée de Tahiti et des îles (MTI) – Fare Manaha

Le retour du maro ´ura

Rencontre avec Miriama Bono, directrice du Musée de Tahiti et des îles et St.éphanie Leclerc Caffarel, responsable de collection au Musée du quai Branly – Texte : Lucie Rabréaud – Photos : MTI, Musée du quai Branly – Jacques Chirac et Thibaut Chapotot.

Son identification en 2016 dans les réserves du Musée du quai Branly avait été un événement. Et bientôt, le public polynésien pourra l’observer en vrai… Le fragment de maro ΄ura va arriver à Tahiti en 2023 pour être installé dans les nouvelles salles du musée.

Enfin ! Plus que quelques mois avant de pouvoir l’observer en vrai et de près. Le fragment de maro ΄ura, identifié par Guillaume Alévêque en 2016, alors en postdoctorat, dans la collection polynésienne des réserves du Musée du quai Branly, va bientôt arriver au fenua. C’est en 2019 que les autorités du Pays, notamment le ministre de la Culture et de l’Environnement, Heremoana Maamaatuaiahutapu, et la directrice du Musée de Tahiti et des îles, Miriama Bono, en mission à Paris, posent la première fois leurs yeux sur la pièce et réfléchissent à sa présentation à Tahiti. « Nous étions déjà en train de travailler sur la scénographie du nouveau Musée de Tahiti et des îles et cette pièce était parfaite pour illustrer le passage entre deux salles. Elle sera installée seule, sur une cimaise qui comprendra également de l’iconographie et des informations, permettant la transition vers la zone dédiée à la période du contact avec les Européens », explique Miriama Bono, directrice du Musée de Tahiti et des îles.

Symbole d’un changement d’ère Le fragment de maro ΄ura était le symbole parfait pour aborder cette période charnière. Pièce sacrée, rarement sortie sauf pour des cérémonies d’investiture, il marque le pouvoir des ari΄i avant l’arrivée des Européens. Or, si ce fragment a pu être identifié, c’est notamment grâce aux morceaux de laine rouge dont les analyses ont montré qu’ils étaient teints à la garance, une technique typique des fanions anglais du XVIIIe siècle. Pour Guillaume Alévêque, ces morceaux proviennent du fanion planté sur Tahiti par Wallis en 1767 et qui avait été incorporé à un maro ‘ura, observé et décrit par les capitaines Cook et Blight.

La décision est prise entre les autorités du Pays et les directions des deux musées de présenter cette pièce exceptionnelle au public français avant de la mettre en dépôt à Tahiti. L’exposition au Musée du quai Branly « Maro ΄ura, un trésor polynésien », s’est terminée en janvier 2022, il s’agit désormais de le faire revenir au fenua. Une convention de cinq années renouvelables a été signée entre les deux musées pour son dépôt à Tahiti. 

Beaucoup étaient à la recherche du maro ΄ura. Le ministre de la Culture et de l’Environnement, Heremoana Maamaatuaiahutapu, avait expliqué son émotion de voir cette pièce, notamment parce que son père, Maco Tevane, l’avait longtemps cherchée. Perdue pendant plus de deux cents ans, elle est restée profondément ancrée dans l’imaginaire collectif. « Beaucoup d’autres objets ont été retrouvés mais il n’y a eu aucune trace du maro ΄ura pendant très longtemps », précise Miriama Bono. Un objet dont la réapparition était inattendue et en même temps très espérée, et qui laisse encore beaucoup de mystères à résoudre : y a-t-il d’autres morceaux et où sont-ils, comment se compose ce tressage qui ne ressemble à aucun autre… « Ce n’est peut-être pas l’objet le plus majestueux car il s’agit d’un fragment qui est altéré mais c’est une pièce fascinante. D’ailleurs quand les gens me voient dans l’avion pour Tahiti, beaucoup me demandent si je ramène le maro ΄ura ! C’est une pièce qui fait rêver. »

Un objet prestigieux

Certains n’osent d’ailleurs pas y croire et doutent que ce soit bien un fragment de maro ΄ura. Si les recherches et analyses convergent vers cette conclusion, il est impossible d’en être sûr à 100 %, mais c’est le cas pour toutes les pièces. « Sur ce fragment, les chercheurs estiment qu’il devait y avoir au moins 1 000 plumes et quand on connait la valeur des plumes à cette époque, il est évident que c’était un objet prestigieux. Il a été trouvé avec un to΄o, ce qui montre encore son importance. Et les recherches se poursuivent », argumente Miriama Bono, aujourd’hui convaincue qu’il s’agit bien d’un fragment de maro ΄ura. Après son identification, son arrivée à Tahiti constitue un autre événement : le Conservatoire a d’ailleurs préparé un chant d’accueil célébrant son pouvoir et sa force. Il faudra encore patienter jusqu’à l’ouverture du Musée de Tahiti et des îles pour pouvoir enfin contempler le maro ΄ura de nos propres yeux. ◆

HT1

Parcours d’une pièce hors du commun

Dans une interview accordée à Tahiti Infos, Guillaume Alévêque avait détaillé la provenance de la pièce et ses différents propriétaires. En 1818, Pōmare II offre un to΄o de Ta΄aroa au fondateur de la London Missionary Society, Thomas Haweis. C’est avec ce to΄o que le fragment du maro ΄ura a été découvert. Les descendants de Thomas Haweis ont ensuite vendu la pièce aux enchères puis elle a été revendue au Musée de l’Homme de Paris en 1964 par le marchand d’art Charles Ratton, pour finir dans la collection polynésienne des réserves du Musée du quai Branly.

HT2

Convoyage d’œuvre d’art : un protocole strict

Le transport et l’installation du maro ΄ura au Musée de Tahiti et des îles répondent à un protocole très précis. Le convoiement d’œuvres d’art doit respecter une certaine confidentialité pour des raisons de sécurité et se faire dans des caisses fabriquées sur mesure pour les pièces. Le bois de ces caisses est traité mais sans produit chimique, l’œuvre doit être caée grâce à des mousses pour la préserver de tout incident. Un conservateur assiste à son emballage au musée de départ et à son désemballage au musée d’arrivée, afin de s’assurer de l’état de la pièce. Et enfin, le conservateur s’assure également que tout ce qui est prévu pour sa conservation et son installation dans le musée, en matière de soclage et d’éclairage notamment, soit conforme à ce qui a été prévu dans le contrat entre les musées.

HT3

La question de la restitution

Certains ont évoqué la restitution pure et simple du fragment de maro ΄ura au Musée de Tahiti et des îles, mais ce n’est pas si simple et la direction du musée a opté pour une solution « pragmatique ». « Les interrogations sur le statut juridique d’une pièce sont légitimes ; mais il nous a paru plus important d’avoir une approche pragmatique. Notre souci était de la montrer au public polynésien. Le maro ΄ura fait l’objet d’un dépôt sous forme de convention renouvelable tous les cinq ans, mais il ne devrait pas repartir. Nous conservons un tambour dont le dépôt a été fait pour l’exposition sur Mangareva et il n’est jamais reparti depuis treize ans. » La restitution des biens africains notamment est au cœur des problématiques des musées mais « la situation de la Polynésie française ne correspond pas à ces cas spécifiques : la modification du statut d’une pièce est une question importante mais longue et complexe. Avec un dépôt, nous avons la pièce ici. L’important est qu’elle soit là et que les gens la voient. »

HT4

Le maro ΄ura : symbole prestigieux du pouvoir

Le maro ΄ura est une large ceinture recouverte de plumes rouges et jaunes, porté. lors des rares cérémonies dites d’investiture. Il était un des emblèmes de pouvoir des plus grands ari΄i, en particulier dans les îles de Ra΄iātea, Bora Bora et Tahiti. Maro signifie « ceinture » et ΄ura, « rouge ». À chaque cérémonie d’investiture, la ceinture était rallongée d’une frange de nouvelles plumes. Sa longueur indiquait donc l’ancienneté de la lignée du ari΄i et son prestige. Les chercheurs estiment que le plus long était celui des Tamatoa, les chefs de Ra΄iātea, qui mesurait plus de six mètres.

HT5

« Cet objet n’a cessé de nous guider, de nous apprendre mille choses »

Stéphanie Leclerc-Caffarel, responsable de collection au Musée du quai Branly.

Où en sont les recherches concernant le fragment du maro ΄ura ?

« Les recherches sont en cours depuis 2016 et se poursuivent. Cet objet d’apparence modeste, mais dont la matérialité renferme des trésors d’informations, nous a déjà appris énormément. Il semble bien, pourtant, que nous ne soyons pas encore au bout des secrets qu’il a à révéler, tant sur les matériaux qui le composent que sur sa fabrication et ses usages. La recherche continue donc, en partenariat avec le Musée de Tahiti et des îles et plusieurs autres institutions dont le Muséum national d’histoire naturelle. »

Quelles ont été les analyses faites et avec quels résultats ?

« Beaucoup d’études, d’analyses et autres examens ont eu lieu depuis six ans, la plupart non invasifs. Une grande partie de ces consultations est difficile à résumer tant elle a été multiple en termes d’expertises mobilisées, de disciplines scientifiques convoquées et de techniques mises en œuvre. Les investigations principales concernaient l’identification des matériaux constitutifs du fragment : plumes, éléments végétaux, tissu. Le tissu rouge, qui a permis d’émettre l’hypothèse du maro ΄ura incorporant la flamme du bateau de Wallis, a pu être caractérisé dès 2017. Le tapa de banian au cœur de l’objet, ou la présence de fibres de coir de coco, plus connu à Tahiti sous le nom de nape, et de pūrau dans les attaches de certaines plumes était facilement reconnaissable à l’œil nu. D’autres essences végétales ont été identifiées grâce au travail de Céline Kerfant, archéo et ethnobotaniste : le mûrier à papier le palmier, le bananier et le ro΄a. »

Mais il reste des fibres inconnues ?

« D’autres fibres végétales continuent de résister à l’analyse. C’est le cas de celles qui composent le revers de l’ouvrage, fait de trois bandes ou torons assemblés et dont le tressage est si dense et complexe qu’il confine au tissage. Les fibres qui constituent ces bandeaux ont la particularité de se dégrader en changeant de couleur et de texture. Elles donnent ainsi l’impression qu’il y a deux fibres distinctes là où, selon les analyses menées par Céline Kerfant, il n’y a qu’une variété. Cet échantillon est aujourd’hui conservé et reste donc disponible pour de futures analyses. Pour mieux comprendre ce fascinant revers et son inouï tressage, pour lequel il n’existe à ce jour aucun point de comparaison dans les collections muséales anciennes en provenance de l’archipel de la Société, nous avons procédé à une tomographie du fragment (une image radiographique). Nous aurions néanmoins besoin d’une imagerie encore plus précise, d’une définition de l’ordre du nanomètre. Le revers tressé du fragment est aussi partiellement recouvert d’une matière qui a aujourd’hui une teinte sombre, noirâtre, qui n’a pas non plus pu être identifiée pour le moment. »

A-t-on une date plus précise de sa fabrication ?

« Le fragment est constitué de plusieurs éléments qui pourraient avoir des dates de fabrication différentes. La datation au Carbone 14, effectuée par un laboratoire américain, a permis de confirmer une datation probable entre 1722/1735 et 1800/1810. Cette datation est cohérente avec l’hypothèse d’un fragment de maro ΄ura et de celui transformé après la visite à Tahiti de Wallis puis observé ensuite par James Cook (1777) et William Bligh (1792) en particulier. »

Que reste-t-il à faire comme recherches, analyses, autour et sur cette pièce ? Quelles sont les questions qu’on se pose encore ?

« Il reste encore beaucoup à comprendre et à découvrir sur cette pièce. Des études n’ont pas encore pu aboutir complètement. Sur le revers tressé notamment, mais aussi sur les plumes et certaines fibres végétales pour lesquelles nous n’avons pas pu dépasser le stade des hypothèses. Les enjeux des prélèvements effectués jusqu’ici étaient immenses. Il s’agissait de progresser quant à l’hypothèse d’être en présence ou non d’un fragment de maro ΄ura, et du seul connu à ce jour. Nous avons eu des réponses à toutes ces questions, et toutes tendent à confirmer l’hypothèse de départ. Mieux encore, elles ont ouvert d’autres pistes, notamment sur les savoir-faire, les réseaux d’échanges et de circulation aux XVIIe et XVIIIe siècles au cœur du triangle polynésien. Il nous reste aussi à comprendre le lien qui unissait le fragment et le to΄o avec lequel il est rentré dans les collections du Musée de l’Homme en 1964. »

Peut-on être sûr à 100 % qu’il s’agit bien d’un fragment de maro ΄ura ?

« Dans nos métiers, une certitude de l’ordre de 100 % est un fait extrêmement rare. Dans ce cas, comme dans bien d’autres, nous ne l’atteindrons sans doute jamais. Nous avons néanmoins vu apparaitre, au fil des années et des analyses, un faisceau de preuves et d’éléments de réponse convergents. Ils vont dans le sens d’un fragment de maro ΄ura, et de celui associé aux Teva, puis à Wallis et aux Pōmare… Nous n’avons identifié à ce jour aucun élément discordant avec cette hypothèse. La datation, les matériaux que nous avons pu identifier, l’association à Pōmare II et à un to΄o qui avait de toute évidence une grande importance à ses yeux. Tout concorde. Au point que les descriptions connues de ce maro ΄ura sont parfois troublantes tant elles semblent redonner du sens à l’objet que nous avons sous les yeux. Il reste une question clé. Si ce n’est pas un fragment de maro ΄ura, qu’est-ce ? À cette question, je n’ai pas le début d’une réponse à proposer. »

Les recherches et les analyses vont-elles se poursuivre alors que le maro ΄ura sera au Musée de Tahiti et des îles ?

« Je ne vois pas le transfert du fragment vers Tahiti comme un frein à ces recherches et à ces découvertes qui n’ont cessé de se développer depuis 2016. Il me semble au contraire que c’est une nouvelle étape clé qui débute, qui permettra de changer d’angles d’approche, de multiplier les regards, les perspectives, les questionnements et les éléments de réponse. »

Si tout se passe comme prévu, vous serez à Tahiti au moment de l’arrivée du fragment de maro ΄ura. Dans quel état d’esprit êtes-vous à quelques semaines de cet événement historique ?

« Je suis naturellement heureuse et émue de cette perspective. Je suis aussi impatiente de le voir dans son nouvel environnement muséal et de savoir ce que les visiteurs polynésiens en penseront. Je ne peux m’empêcher, enfin, de remarquer le pouvoir d’action de cet objet unique. Depuis qu’il a crois. le regard de Guillaume Alévêque il y a six ans, il n’a cessé de nous guider, de nous  apprendre mille choses, de nous encourager à sortir de notre zone de confort et à nous poser les questions qui s’imposent. Je me demande ce qu’il nous réserve à l’avenir. »

Lég :

Le fragment de maro ΄ura avec le to΄o et l’ensemble des objets trouvés avec lui.

Vous aimerez aussi...