N°132 – Des mallettes pédagogiques pour enseigner les hīmene

 

Conservatoire artistique de Polynésie française (CAPF) – Te Fare Upa Rau132 - Dossier - Himene - 180616 Gala du CAPF-22-DSCF2816.jpg TAHITI ZOOM

 

Rencontre avec Frédéric Cibard, chargé des relations publiques et de la communication du Conservatoire artistique de la Polynésie française, Alfred Ariioehau, chef du groupe Tamari’i Mataiea et Mike Teissier, chef du groupe Reo Papara et enseignant au Conservatoire. Texte : Lucie Rabréaud.

 

Comment réussir à séduire le public avec les hīmene ? Comment transmettre ce patrimoine ? Ce sont quelques-unes des questions qui sont au cœur des réflexions de la politique culturelle. Un grand prix appelé Tumu Ra’i Fenua a été créé lors du dernier Heiva i Tahiti pour les groupes de chant et un outil pédagogique, élaboré par le Conservatoire, va être distribué aux écoles et aux collèges.

 

Lors du dernier Heiva i Tahiti, le ministre de la Culture, Heremoana Maamaatuaiahutapu a appelé le public à respecter les groupes de chant. C’est désormais une habitude de voir les spectateurs se lever après la prestation du premier groupe de danse et revenir pour le deuxième groupe de danse de la soirée. Les chants intéressent peu le public. Pourtant, ils sont une richesse de la culture polynésienne et ont cette spécificité de n’exister qu’ici, en Polynésie française. Mieux les valoriser revient à mieux les faire connaître et depuis deux ans, le Conservatoire artistique de la Polynésie française travaille sur des mallettes pédagogiques permettant l’enseignement des grandes familles de chants polyphoniques. Dans les semaines à venir, les premières mallettes pédagogiques sur les hīmene rū’au et les hīmene tārava seront distribuées aux collèges et aux écoles primaires qui en feront la demande. Dans chaque mallette : un livret correspondant à un cycle d’étude, du cycle des apprentissages premiers jusqu’au cycle des approfondissements. L’enseignant y trouvera l’enregistrement des chants (voix individuelles et le chœur), les paroles en tahitien et une possible traduction par l’auteur-compositeur, une fiche de présentation, un dessin rythmique, la partition, des séquences de vidéos de groupes de chants interprétant leur hīmene tārava au Heiva i Tahiti 2017, proposées par Polynésie la 1ère et autorisées par la Maison de la culture. Un lexique, des outils et une méthodologie seront également proposés dans la mallette : la mise en place d’accompagnements rythmiques, des jeux de nuance, des activités de productions musicales… « C’est un ensemble complet permettant aux enseignants de mener une véritable initiation de leurs élèves aux hīmene », explique Frédéric Cibard, chargé des relations publiques et de la communication du Conservatoire artistique de la Polynésie française.

Pas de programme imposé, mais des pistes de travail

Ces mallettes pédagogiques ont pour objectif de valoriser et de promouvoir la pratique culturelle du chant polyphonique polynésien. Elles n’imposent pas un programme mais fournissent des pistes de travail et des outils que l’enseignant peut utiliser en fonction du rythme de ses élèves. « La progression a été conçue à travers des séquences qui portent sur un ou plusieurs objectifs précis à atteindre et une compétence à faire acquérir : précision rythmique, justesse mélodique, sens du phrasé, maîtrise de procédés polyphoniques simples. » Des compétences qui s’accordent parfaitement à celles, générales, demandées dans le cadre des nouveaux programmes de 2016 : expérimenter sa voix parlée et chantée, connaître et mettre en œuvre les conditions d’une écoute attentive et précise, mettre en lien des caractéristiques musicales d’œuvres différentes, les nommer, mobiliser des techniques vocales et corporelles au service d’un projet d’interprétation ou de création, etc. L’apprentissage des hīmene apparaît donc comme un support pédagogique approprié pour le programme scolaire.

 

La découverte et l’apprentissage des chants polyphoniques polynésiens grâce à la distribution de ces mallettes fait partie d’un objectif global : « Donner du sens au territoire que les enfants habitent en leur faisant découvrir leur patrimoine, élargir leurs références culturelles et esthétiques, affiner leur capacité de discrimination sonore et d’analyse musicale, accroître leur maitrise vocale et corporelle. » Pour Frédéric Cibard, la réalisation de ces supports fait partie des missions du Conservatoire qui doit « préserver, valoriser et transmettre ». L’établissement ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Les ’ūte et les pāta’uta’u feront également l’objet de prochaines mallettes pédagogiques. Et tout ce travail sera diffusé au plus grand nombre sous une forme différente pour donner accès au public à ces sources d’information inédites. Ce travail est mené par les professeurs de chant traditionnel du Conservatoire, Myrna Teua-Tuporo (dite Mama Iopa) et Mike Teissier, assistés de Stéphane Lecoutre, Jean-Paul Berlier et de Mere Teato, coordinatrice. Avec les voix de Ariitu Tuporo, Maira Pihaatae et Monette Hio-Pittman, dans les enregistrements.

 

 

« Notre histoire et nos légendes nous inspirent »

Alfred Ariioehau, chef du groupe Tamari’i Mataiea

 

Alfred Ariioehau préside le groupe Tamari’i Mataiea depuis 1987 et cela fait dix ans qu’il participe au Heiva i Tahiti. Le groupe est reparti de l’édition 2018 avec six prix : premier prix en tārava tahiti, troisième prix en hīmene ruau, premier prix en ‘ūtē paripari, deuxième prix en ‘ūtē arearea, le prix d’encouragement pour ses qualités de ra’atira à Stellio Ariioehau (prix à la discrétion du jury), et le Grand prix Tumu Ra’i Fenua.

 

Qu’avez-vous pensé de cette moisson de prix au Heiva i Tahiti 2018 ?

Je suis très content ! Plus que content même. C’est une reconnaissance de tout notre travail. C’est bien pour le groupe Tamari’i Mataiea.

Vous avez expliqué qu’il y avait neuf voix dans le tārava tahiti et que d’avoir exécuté ces neuf voix vous a permis de remporter le premier prix, c’est ça ?

Oui, dans le chant tārava tahiti, il y a neuf voix et il faut les exécuter. Les autres groupes n’ont pas fait ces voix différentes. Le jury du Heiva élu cette année connaît bien ces neuf voix.

Est-ce un travail difficile de préparer le Heiva ?

Très difficile. Pour emmener un groupe de chant au Heiva, on a besoin d’argent. Il faut réussir à regrouper entre 80 et 100 personnes. Il faut ensuite les gérer. Il faut aussi habiller ces personnes pour monter sur To’ata. Mais c’est un plaisir de faire ce travail. Ce sont des chants qui appartiennent à nos ancêtres et il est important de continuer à les chanter. Quand nous chantons, nous pensons toujours à notre histoire. C’est elle et nos légendes qui nous inspirent pour le chant et la danse. Ce n’est pas tous les jours que l’on peut voir Tamari’i Mataiea, c’est seulement une fois par an : au Heiva. Participer au Heiva est notre objectif chaque année.

Que pensez-vous du peu d’intérêt que montre le public aux chants polynésiens ?

Ça fait mal au cœur. C’est malheureux de voir le public venir regarder les groupes de danse et ne pas admirer les groupes de chant. Le ‘ori tahiti est dansé partout dans le monde mais nos chants, seuls les Polynésiens savent les faire.

Le ministre de la Culture a appelé le public à montrer plus de respect lors des prestations des groupes de chant…

C’est très bien ce qu’il a dit, son appel à respecter les groupes de chant, mais ça ne change rien. On voit quand même le public se lever à la fin des prestations des groupes de danse et ne pas assister à celles des groupes de chant. C’est décourageant pour nous mais on fait avec. On est venu pour participer au Heiva et montrer ce que nous avons dans notre commune et que la culture ma’ohi existe. Tant pis pour le public qu’on n’intéresse pas.

Quelles seraient les solutions pour retenir le public ?

Cette année, nous avons commencé à emmener des tableaux pour montrer le thème de chaque groupe. Nous avons parlé de notre montagne et nous avons installé des décors sur scène pour essayer de retenir des spectateurs.

Le grand prix Tuma Ra’i Fenua créé cette année est-il une bonne initiative pour promouvoir les chants polynésiens ?

C’est ce qu’il faut faire ! Ce grand prix est un grand encouragement mais ce n’est pas assez. Il faut mieux faire connaître les chants polynésiens.

Que signifie ce prix pour vous ?

C’est la joie ! On est content d’avoir ce grand prix Tumu Ra’i Fenua. C’était la première année et nous sommes les premiers à l’avoir obtenu.

Quels sont les projets de Tamari’i Mateiea ?

Le groupe de chant se représentera au Heiva l’année prochaine et peut-être aussi le groupe de danse, mais ce n’est pas certain pour ce dernier. En chant, nous allons bien sûr aller défendre nos titres !

 

 

« Donner le goût de chanter »

 

Mike Teissier est enseignant au Conservatoire artistique de la Polynésie française depuis deux ans et il mène Reo Papara (anciennement Tamari’i Papara) depuis 2015, qui a été primé plusieurs fois au Heiva i Tahiti.

 

Quelles sont les spécificités du chant polyphonique polynésien ?

Il y a deux grandes familles : les chants pré-européens, qui existaient avant le contact, et les chants post-européens. Dans les chants pré-européens, on a les tārava, les ’ūte et les pāta’uta’u. Ce sont des mélodies que nos anciens chantaient. On ne sait pas vraiment quand ils sont nés. Alors que les hīmene rū’au sont des cantiques. Ce mot : hīmene vient de l’anglais hymn. Les missionnaires sont arrivés avec ce type de chant et les Polynésiens l’ont adapté.

 

Comment peut-on définir le tārava ?

Un tārava est un chœur avec neuf voix superposées, les ‘āuri en tahitien. Ces voix vont se compléter. Pour une oreille qui n’a pas l’habitude, ça peut ressembler à un bazar. Mais c’est un bazar organisé ! Chacun connaît pertinemment sa place. On distingue les tārava des îles Sous-le-Vent et les tārava des îles Australes. Chaque territoire a développé ses spécificités : les rythmes, la façon d’exécuter les voix, avec ses perepere (voix aiguë au-dessus du chœur), ses fa’a’araara (les femmes qui commencent le chant), sa manière de prononcer… Certains fa’a’araara commencent haut, d’autres bas. Les habitants de chaque territoire chantent à leur manière. Généralement, le but des tārava est de donner son identité, mettre en valeur le nom de ta terre, de ta passe, de ta montagne, de ton chef, etc. Avant, les anciens venaient en ville et présentaient leur terre.

 

Qu’est-ce qu’un ’ūte ?

Il y a deux types de ’ūte : le ’ūte paripari et le ’ūte arearea. Le ’ūte paripari reprend la même idée que le tārava. Il s’agit de mettre en valeur son territoire. Ce sont deux personnes qui chantent ensemble et vont essayer de se surpasser. Généralement c’est celui qui a le dernier mot qui a gagné ! Comme une « battle ». Le ’ūte arearea est une joute entre deux personnes qui doit faire rire.

 

Les hīmene rū’au sont des chants religieux ?

Ils viennent de la liturgie protestante.

 

Qu’est-ce qu’un pāta’uta’u ?

On retrouve les pāta’uta’u dans les danses, lorsqu’ils font les pā’ō’ā, les hivināu. Le rythme est sur quatre temps. Tout se fait sur quatre temps et ce doit être très rythmé. Généralement, les gens s’amusent sur ce chant. C’est la joie !

 

Les voix s’inspirent des instruments qui ont été interdits par les missionnaires ?

On est en pleine réflexion avec les collègues de travail sur ce sujet. Effectivement les percussions, les musiques, les fêtes, le vivo avaient été interdits par les missionnaires. Mais les Polynésiens ont trouvé un autre moyen d’exécuter ces mélodies : à travers la voix. On suppose que les hā’ū (les bourdons exécutés par les hommes) étaient des percussions et que les perepere étaient les vivo. Les variations mélodiques des vivo correspondent exactement à ce qui est fait en perepere.

 

Les costumes ont une signification particulière ?

Les femmes sont en robe missionnaire ou robe Pomare et les hommes sont en chemises longues manches et pantalons. Ça date de l’époque des missionnaires : ils sont couverts. Certains viennent en pareu et en tīputa. Généralement, les groupes prennent les couleurs de leur district ou du thème choisi.

 

Espères-tu que les chants seront mieux aimés grâce à la mallette pédagogique ?

Il faut compter sur la future génération et les éduquer à aimer ce type de chants. Quand ils auront l’âge d’aller à To’ata, ils resteront pour les prestations des groupes de chant. Apprendre les chants polynésiens est un moyen ludique aussi d’apprendre le tahitien, leur histoire, l’identité du fenua. Il faut donner le goût de chanter.

 

 

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