N°123 – Le canon de la Tīpaeru’i livre ses secrets

 

Service de la Culture et du Patrimoine (SCP) – Te Pū nō te Ta’ere ‘e nō te Faufa’a tumuDSCN0496

 

Rencontre avec Joany Cadousteau, historienne au Service de la Culture et du Patrimoine, Jean-Bernard Memet, fondateur et cogérant du laboratoire A-corros, et Philippe Plisson, restaurateur de monuments historiques pour le compte de la société SMBR. Texte : Elodie Largenton.

 

Le canon découvert à l’embouchure de la rivière Tīpaeru’i en 2009 vient d’être diagnostiqué, après avoir trempé pendant huit ans dans un bain de potasse. Résultat : c’est un canon rayé court modèle 1859, dont la particularité est d’être doté d’une tape en bois avec une poignée pour protéger la charge de l’humidité.

C’est à la faveur de travaux d’aménagements de la rivière Tīpaeru’i, en 2009, que le canon a été découvert. L’entreprise en charge des travaux a contacté le Service de la Culture et du Patrimoine, qui s’est rendu sur place et a commencé par demander au Nedex (neutralisation, enlèvement et destructions des engins explosifs) de vérifier que le canon n’était pas chargé. Une fois le feu vert donné, l’équipe a extrait l’arme de la rivière, avec beaucoup de difficultés. Long de 2 m 95, pesant environ 3 tonnes, le canon était couvert de boue. « On a alors fait construire un grand bac pour le plonger dans une solution de potasse* afin d’en retirer la rouille » et toutes les substances le corrodant, raconte Joany Cadousteau, historienne au SCP.

Un exemplaire rare

Le canon a passé huit ans dans ce bain de potasse, « une bonne solution d’entretien », souligne Jean-Bernard Memet, spécialiste des objets métalliques, qui a participé à la recherche des vestiges des expéditions La Pérouse. Avec son laboratoire A-corros et l’entreprise SMBR, il a été chargé du diagnostic. Le canon a été sorti de sa cuve le 18 octobre dernier, et première bonne nouvelle, « la solution de potasse a bien marché, l’oxydation est moindre », rapporte Joany Cadousteau. Pour réaliser son diagnostic, Jean-Bernard Memet a procédé en quatre étapes : un relevé dimensionnel, suivi d’une analyse typologique, puis d’un constat d’état, et enfin, la rédaction d’une fiche qui précise les préconisations et mesures conservatoires. Pour le spécialiste des objets métalliques, ce canon de la Tīpaeru’i est « très intéressant à plusieurs titres ». Il s’agit d’un canon rayé court modèle 1859, composé de plusieurs matériaux, et surtout, « à environ 50 cm de la bouche du canon figure une tape en bois avec une poignée. Cette tape avait pour fonction d’éviter que l’humidité ne vienne altérer la charge explosive et empêche le tir », explique Jean-Bernard Memet. « Il est magnifique, c’est un exemplaire rare », ajoute Joany Cadousteau. Celle-ci rappelle le contexte dans lequel le canon est arrivé en Polynésie : « C’est le début de la colonisation, le premier gouverneur s’est installé en 1843 à Tahiti ; il faut fortifier la capitale, donc on met en place des fortins de protection tout autour de Papeetē et, devant les deux passes, on posait les canons pour protéger les deux entrées de la ville. »

14 autres canons

Le canon de la Tīpaeru’i fait donc partie des armes transportées de France durant cette période. Quatorze autres canons appartenant au Port Autonome ont également été diagnostiqués par le SMBR et A-corros. Plusieurs de ces pièces sont des canons obusiers** à la Praixhans 0.22, un modèle très rare en France. Il n’en reste que deux sur le territoire national, alors que la collection de Tahiti – Mo’orea en compte « au moins huit de plusieurs types », souligne Jean-Bernard Memet. Une fois restauré, le canon de la Tīpaeru’i pourrait retrouver sa place d’origine, dans les environs de Pā’ōfai, ou bien être exposé dans les jardins de la Maison James Norman Hall, aux côtés d’autres éléments faisant référence à la Bounty.

 

Sauvegarder les trésors patrimoniaux de la Polynésie française

Préserver et mettre en valeur le patrimoine du Pays, c’est une priorité du ministère de la Culture, qui a mis en place un plan d’action. « Ça passe par la restauration de certains sites », souligne Joany Cadousteau. Le Service de la Culture et du Patrimoine a donc entamé un travail important d’inventaire, de diagnostic, de réhabilitation, voire de restauration d’éléments et monuments patrimoniaux. À Taputapuātea par exemple, sur le marae Hauviri, se trouve la grande pierre d’investiture des ari’i-nui d’autrefois appelée Te papa-Tea-ō/iā-Ruea qui après diagnostic des dégâts importants causés par les nombreux graffitis et tags qui la recouvrent aujourd’hui, fera l’objet d’une restauration complète. Ainsi, dans les prochaines semaines, le SCP a confié à Philippe Plisson, tailleur de pierres de métier dans le domaine des monuments historiques pour le compte de la société SMBR, la mission de faire disparaître, sinon d’atténuer les marques et traces laissées par ces graffitis, mais aussi de redonner à la pierre sa couleur claire d’origine qui lui a valu son nom (Te-Papa-tea-) — entre autres interprétations culturelles. Et pour lui redonner son authenticité après nettoyage, le SMBR appliquera une légère patine pour conserver un aspect vieilli de la pierre, en plus du temps qui doit aussi faire son œuvre. D’autres pierres du même marae au niveau de l’ahu, notamment des grandes dalles de corail ou de basalte, sont fêlées, instables ou même brisées en plusieurs morceaux. Elles seront, elles aussi, stabilisées et/ou restaurées.

Des bâtiments en danger

En parallèle, Philippe Plisson réalise des diagnostics sur quinze édifices patrimoniaux répartis sur l’ensemble de la Polynésie française. « L’idée est de dresser un état des lieux de ce qui existe et faire entendre que certains bâtiments sont en danger, qu’on risque de perdre la mémoire d’une certaine époque », précise le restaurateur. Ses diagnostics se déroulent en plusieurs phases : un examen visuel, la prise de photographies, puis des relevés graphiques. À chaque fois, Philippe Plisson décrit l’état sanitaire du bâtiment ou du monument et préconise des travaux de restauration plus ou moins importants, avec une estimation des coûts engendrés. Philippe Plisson, qui a travaillé à la restauration de la cathédrale Saint-Michel de Rikitea, connaît déjà les édifices qui sont les plus fragilisés aujourd’hui. Aux Gambier, l’église Saint-Gabriel « prend l’eau », tandis que l’ancien séminaire de ‘Aukena est « envahi par les végétaux ». À Fakarava aussi, la végétation prend le dessus et fragilise l’ancien phare. Ces sites « méritent un entretien », plaide le restaurateur. Il rendra ses diagnostics d’ici la fin de l’année.

*La solution de potasse permet d’éviter la corrosion du métal, inévitable au contact de l’air (le canon ayant été conservé durant des décennies dans l’eau de la rivière Tīpaeru’i, sa sortie de l’eau lors de sa découverte aurait entraîné sa destruction par corrosion). Pour plus d’informations techniques, se rendre sur le site de l’INRS, base de données – Fiches toxicologiques.

** Canon obusier: après la disparition de l’usage des boulets de canon, vers 1850, au profit des obus, les canons tirant ces obus sont appelés « canons obusiers ». (La distinction entre canon et obusier s’établit alors sur la base de l’angle de tir : moins de 45 °, c’est un canon ; plus de 45 °, c’est un obusier).

Les quinze édifices patrimoniaux inventoriés pour étude de diagnostic et de propositions de restauration :

– le Phare de la Pointe Vénus à Māhina – Tahiti

– l’Ancien Hôpital Vai’ami, à Papeetē – Tahiti

– le Fort de Taravao, à Taravao – Tahiti

– le Four à chaux de Sainte-Amélie, à Papeetē – Tahiti

– le Tombeau du Roi Pōmare V, à ‘Ārue – Tahiti

– le Tombeau de la Reine Marau, à Papeetē – Tahiti

– la Cathédrale de Rikitea, aux Gambier

– le Couvent de Rouru, aux Gambier

– l’ancien Séminaire de Aukena, aux Gambier

– l’ancien Palais royal avec la Tour du Roi, aux Gambier

– l’église Saint-Gabriel à Taravai, aux Gambier

– la Tombe de Paul Gauguin à Hiva ‘Oa, aux Marquises

– l’église Saint-Michel à Hikueru, aux Tuamotu

– l’ancien phare de Fakarava, aux Tuamotu

– l’ancien village de la passe sud de Tetāmanu à Fakarava, aux Tuamotu

 

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