Rencontre avec Brenda Chin Foo, responsable du Musée Gauguin, Theano Jaillet, directrice du Musée de Tahiti et des îles et Vaiana Giraud, auteur d’un doctorat de littérature française sur les écrits de Paul Gauguin.

Musée de Tahiti et des Iles – Te Fare Manaha

Les cuillères sculptées de Gauguin…

Des œuvres fusionnelles    

 

Le Musée Gauguin possède dans sa collection trois superbes cuillères en bois sculptées par Paul Gauguin lorsqu’il habitait en Polynésie. Des œuvres qui expriment bien la multiplicité des talents de l’artiste mais aussi la synthèse d’horizons artistiques lointains qu’il n’hésite pas à opérer… Avant-gardiste et provocateur, le travail de Gauguin a grandement contribué à une certaine forme de libération de l’art.

 

« Ces cuillères de Gauguin ressemblent aux cuillères bretonnes traditionnelles, sculptées dans du bois qui, jusqu’à la fin du 19ème siècle, étaient offertes par les prétendants à leur promise, en gage de leur amour », explique Brenda Chin Foo, responsable du Musée Gauguin. On sait qu’il existait une collection de neuf cuillères en bois de noni sculptées par Gauguin, poursuit Brenda Chin Foo, elles ont été retrouvées dans ses affaires à Atuona et vendues aux enchères à Papeete après sa mort en 1903. Quatre d’entre elles ont disparu, une est conservée au musée de Nantes, une est dans une collection privée à Tahiti et trois sont dans notre établissement. Elles ont été acquises par la fondation Singer Polignac* sur le marché de l’art en France en 1971. Ces trois cuillères provenaient de la succession de madame Huc de Montfreid, fille du peintre Daniel de Monfreid (1856-1929) qui était un grand ami de Paul Gauguin ».

 

« C’est tout l’artiste »

 

Vaiana Giraud, auteur d’un doctorat de littérature française sur les écrits Paul Gauguin, a étudié la correspondance de l’artiste qui illustre et complète la manière d’appréhender la personnalité et la démarche de Gauguin.

« Ce que l’on retrouve dans ces cuillères, c’est tout l’artiste : un touche-à-tout qui a travaillé aussi bien la céramique, la sculpture que la peinture et l’écriture, avec des recherches très différentes au niveau des styles. Le travail de ces sculptures est tout en finesse et en précision – chez Gauguin, chaque touche est pensée, chaque coup de pinceau ou de burin calculés – avec néanmoins un côté brut et primitif qui lui correspond tout à fait. Il se revendique comme un sauvage ! »

 

Syncrétisme artistique

 

« Le fait que ces cuillères soient d’inspiration bretonnes et sculptées de motifs polynésiens illustre bien l’absence de barrières en art que Gauguin prône, relève Vaiana. Il a toujours tenu à décloisonner les arts. Cet échantillon est vraiment intéressant, poursuit-elle : l’une des cuillères a un manche entièrement travaillé, avec un personnage féminin qui a l’air de sortir de la matière. Cette femme m’évoque les bas-reliefs peints que Gauguin avait sculptés autour des montants de sa maison du jouir à Atuona : dans ‘’Soyez amoureuse vous serez heureuse’’, ‘’Soyez mystérieuse’’, on retrouve ces formes indécises qui se portent plus sur l’expressivité que sur l’expression des visages. Sur une autre cuillère, on retrouve sa signature : PGO – qui n’est pas celle d’origine : avant, il signait ‘’Gauguin’’, ou ‘’P. Gauguin’’. PGO est venu avec le temps*.

Gauguin aime les jeux d’emboîtement : on retrouve une cuillère en bois de cette forme dans une de ses peintures datant de sa période polynésienne :  »La théière et les fruits »**. ll est coutumier du fait : on peut ainsi apercevoir des céramiques qu’il a réalisées dans certaines de ses peintures, des motifs de ses peintures dans ses sculptures, etc. C’est d’ailleurs un point de repère pour ceux qui travaillent sur son œuvre, on sait par exemple que certains objets ont existé car, bien que disparus, ils  apparaissent dans ses tableaux. »

 

Un dépassement personnel et artistique

 

« Gauguin utilise les traditions et les cultures pour les détourner et les dépasser à sa façon, indique Vaiana. C’est pour lui une façon d’assimiler des modèles, ça n’est pas de l’exercice, ni du plagiat comme certains le lui ont reproché. En Polynésie, il n’a pas sculpté que des cuillères, mais aussi des bols, des umete et autres objets utilitaires, sans parler de représentations de dieux, d’idoles, etc. »

 

De Segalen à Montfreid 

 

« Il n’est pas surprenant que ces cuillères aient été retrouvées dans la succession Montfreid***, estime Vaiana. Il est possible que Victor Segalen les ait acquises à la vente aux enchères de Papeete en 1903. Etant très sensible à l’art de Gauguin et à la philosophie de l’artiste, il a acheté tout ce qu’il a pu de sa collection après sa mort. Il voulait le rencontrer à tout prix mais lorsqu’il est arrivé à Hiva oa, Gauguin venait tout juste de mourir. Segalen écrit d’ailleurs combien il est horrifié de voir comment les œuvres de l’artiste défunt sont traitées – Gauguin était haï de l’administration française et de nombre de ses contemporains. De retour en France, Segalen a donné des objets qu’il a acquis aux amis proches de Gauguin et notamment à Daniel de Monfreid ».

 

Ces cuillères sont temporairement conservées par le Musée de Tahiti, le temps des travaux de réhabilitation de Musée Gauguin. Elles seront de nouveau visibles par le public lors de la réouverture de l’établissement de Papeari début 2014.

 

* A l’origine de la création du Musée Gauguin de Papeari.

** « La théière et les fruits » (huile) 1896. Conservée au Metropolitain Museum of Art de New York.

*** Lorsque Paul Gauguin était à Tahiti puis à Hiva oa, c’est Daniel de Montfreid qui se chargeait d’encadrer et de vendre ses œuvres. Leur amitié n’a jamais failli, comme en atteste leur correspondance qui s’est poursuivie jusqu’à la mort de Gauguin.

* C’est peut-être un clin d’œil à son humour potache, car ‘’Pegot’’ en argot français signifie ‘’morpion’’.

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