N°134 – La littérature océanienne en fête

 

Maison de la culture (TFTN) – Te fare tauhiti nui134 - Dossier - Salon du livre - AFFICHE SALON DU LIVRE 2018

 

Rencontre avec Patricia Grace, Selina Tusitala Marsh, David Fauquemberg, Pierre Furlan, auteurs, et Lucile Bambridge, chargée de l’organisation du 18e salon du livre par l’association des éditeurs de Tahiti et des îles. Texte : Élodie Largenton. Photos : association des éditeurs de Tahiti et des îles.

 

Les auteurs et acteurs de la littérature océanienne sont au cœur du 18e Salon du livre, qui se tient du 15 au 18 novembre, à la Maison de la culture. Les écrits du Pacifique reflètent bien souvent la diversité linguistique qui se vit au quotidien. Le thème de cet événement, Langues, permettra d’échanger et de multiplier les points de vue sur cette richesse culturelle, mais aussi sur les difficultés que cela peut poser aux traducteurs.

 

Comme un symbole, la tête d’affiche de ce 18e Salon du livre est une auteure maorie, Patricia Grace, dont de nombreux ouvrages ont été traduits en français et publiés localement par les éditions Au vent des îles. La romancière et nouvelliste se réjouit de pouvoir « rencontrer d’autres auteurs, en particulier des auteurs autochtones de Polynésie ». L’association des éditeurs de Tahiti et des îles privilégie d’ailleurs de plus en plus la rencontre d’auteurs du Pacifique, dans une optique d’ouverture régionale. « Cette année, la plupart des invités ont signé des livres édités localement, y compris les invités étrangers », souligne ainsi Lucile Bambridge. Les auteurs seront invités à échanger sur les Langues, la diversité linguistique, la manière dont on vit la langue aujourd’hui dans le Pacifique.

Le thème parle à tous les auteurs de la région, qu’ils viennent de Nouvelle-Zélande, de Nouvelle-Calédonie ou de la Polynésie française. Cela s’observe notamment dans l’exercice délicat de la traduction. Les traductrices du roman Chappy, de Patricia Grace, ont d’ailleurs fait part de leurs difficultés dans un prologue. Traduire un livre océanien requiert un « niveau de maîtrise qui va au-delà de la technicité, il faut arriver à comprendre cet imaginaire », estime Lucile Bambridge. « Quand j’ai traduit le Maori Alan Duff ou l’écrivain aborigène Alexis Wright, je me suis trouvé face à certaines expressions que je ne connaissais pas, à des références, à des traditions ou des coutumes qu’il me fallait éclairer », raconte Pierre Furlan, qui a longuement échangé avec ces écrivains pour être le plus fidèle possible à l’esprit du texte. « J’aurais sans doute eu moins de travail avec des auteurs dont la culture est celle de l’anglophonie dominante », ajoute-t-il.

Cette complexité est aussi le signe d’une richesse linguistique qu’il faut valoriser. C’est la démarche de l’auteure kanak Dora Wadrawane au sein de l’académie des langues kanak. C’est également celle de Patricia Grace, femme engagée pour la promotion des langues indigènes et notamment du maori. Pour suivre leurs traces, un atelier de création littéraire en langues polynésiennes animé par Mirose Paia et quatre accompagnants linguistiques est proposé pendant trois jours consécutifs durant le salon. Il y a aura en outre, comme chaque année, de nombreuses animations, des présentations d’ouvrages et des visites d’auteurs dans des écoles de Tahiti et de Moorea, organisées grâce au concours du Centre de Lecture/Médiathèque. De quoi s’amuser autour d’un thème qui se prête à bien des interprétations et promet de vous faire perdre la langue… Si cela vous arrivait, n’hésitez pas et donnez-là au chat, les intervenants vous guideront pas à pas !

 

 

18e Salon du livre de Tahiti « Lire en Polynésie »

Thème : Langues

Du 15 au 18 novembre, de 8h à 19h30, sauf le dimanche où le salon ferme à 18h

Maison de la culture

 

+ d’infos : www.lireenpolynesie.com, [email protected], 40 50 95 93

www.maisondelaculture.pf, [email protected], 40 54 45 44

 

À la chasse aux nouveautés

Le Salon du livre est l’occasion de découvrir les derniers ouvrages édités par les maisons locales. Au vent des îles propose deux livres de la tête d’affiche du salon, Patricia Grace : Chappy, l’histoire d’un Japonais qui se retrouve à vivre au sein d’une communauté maorie isolée, en pleine Seconde Guerre mondiale ; et Haka, un livre pour enfants, qui raconte « la vraie histoire » du Ka Mate rendu célèbre par les All Blacks. Avec Hina, Maui et compagnie, on pourra découvrir une nouvelle auteure locale, Titaua Porcher. Elle signe là une pièce de théâtre burlesque, qui revisite la légende de Hina. Coutume kanak sera l’un des événements du salon : dans ce beau livre, où les photographies se mêlent aux illustrations, Sébastien Lebègue nous livre le résultat de son observation minutieuse de la culture kanak, de ses rites et de ses cérémonies. Et pour les gourmands, Viviane Givin propose 55 recettes à base de ‘uru.

La maison Haere Pō publie Juge au cœur de 10 000 familles, de Godefroy du Mesnil, qui a exercé en Polynésie française pendant plusieurs années. Une plongée au cœur des familles déchirées, avec le souci de donner la parole aux enfants. À découvrir, également : l’histoire de la traduction de la Bible en tahitien, autrement dit l’histoire même de l’écriture tahitienne, racontée par Jacques Nicole dans Au pied de l’écriture, et le Journal marquisien d’Edward Robarts.

Deux auteures vont mettre de la couleur et du bien-être dans nos assiettes : Evy Hirshon avec ses 34 recettes d’abondance polynésienne (Univers polynésiens) et  Maeva Shelton avec ses Recettes pour garder la ligne (Maevalulu).

Les éditions ‘Ura invitent au voyage avec deux livres de James Norman Hall traduits par Michel Rabaud, invité du Salon : La jambe du docteur Dogbody, et L’Île perdue.

Les enfants ne sont pas oubliés. Les éditions des mers australes publient notamment Une visite mouvementée, de Guy Wallart.  

L’association Littérama’ohi, la Société des études océaniennes et la maison Te pito o te fenua – Le rocher à la voile, sont fidèles au rendez-vous, avec de nouvelles revues à découvrir.

 

 

Des animations pour petits et grands lecteurs

Des animations grand public et des rendez-vous concoctés tout spécialement pour les plus jeunes vont égayer ce 18e salon du livre.

Pour tous :

  • Ateliers d’écriture, d’illustration et de créations manuelles tout public, animés par les auteurs et illustrateurs invités
  • Présentation des nouveautés 2018 (éditeurs et auteurs polynésiens ; invités extérieurs)
  • Séances de dédicaces chez les éditeurs
  • Fil rouge autour du thème Langues : carte blanche aux invités du salon pour aborder un sujet de leur choix
  • Conférences et débats autour du thème : auteurs invités, polynésiens et intervenants divers
  • Rencontres avec les auteurs polynésiens et invités extérieurs, débats et échanges
  • Animations dans les stands d’exposition
  • Projection de films issus de la sélection du Festival international du film documentaire océanien (FIFO) 2018
  • Nocturnes thématiques
  • Performances artistiques

Pour la jeunesse :

  • Ateliers d’écriture, d’illustration et de créations manuelles animés par les auteurs invités
  • Contes du monde pour enfants
  • Ateliers pédagogiques animés par le Centre de Lecture
  • Animations ludiques « Jeux de langues » pour petits et grands

 

 

Rencontre avec Pierre Furlan, auteur du Livre des îles noires (Au vent des îles)134 - Dossier - Salon du livre - Portait Pierre Furlan

Que vous inspire le thème Langues ?

La langue est le matériau de toute écriture. Il n’est donc pas surprenant qu’un salon du livre l’adopte comme thème. Je crois qu’à Papeete il est aussi question de jeux de langage, de langues océaniennes traduites en français, et même de la langue vue comme l’organe charnu que nous avons dans la bouche. C’est dire qu’il y a matière à discuter. Mais je sais, en tant qu’écrivain et traducteur, qu’une langue est aussi une manière de concevoir le monde et qu’aucune ne se superpose exactement à une autre. Le monde qu’on a appris enfant dans une langue n’est pas celui qu’on aurait connu si on avait grandi dans une autre. Cet écart, la traduction peut essayer de le résoudre (elle ne pourra que le masquer) ou au contraire vouloir le rendre sensible. On pourrait dire qu’il marque la souffrance du traducteur – souffrance qui donne sa saveur et sa vie à son métier et qu’aucun logiciel de traduction ne peut appréhender.

Lors du Salon du livre, vous allez aborder la question des résidences d’écrivain. Vous avez notamment séjourné en Nouvelle-Zélande et cela vous a inspiré un livre. Pouvez-vous nous raconter cette expérience ?
Mon séjour au Randell Cottage de Wellington a représenté un moment décisif de mon évolution littéraire : le passage de l’Amérique à l’Océanie. Jusqu’alors, j’avais privilégié le contact avec les États-Unis parce que c’était en Californie que j’avais passé mon adolescence et que je traduisais des écrivains américains mondialement connus tels que Russell Banks, Paul Auster ou Denis Johnson. Mais j’ai tout de suite été enthousiasmé par la Nouvelle-Zélande, par la vivacité et l’originalité de sa littérature, et j’ai décidé d’approfondir l’intérêt que j’éprouvais. En outre, cela m’a permis d’aborder des thèmes de travail passionnants. C’est aussi à Wellington que j’ai eu l’idée d’entreprendre le roman Le Rêve du collectionneur  dont le personnage principal est néo-zélandais, et cela grâce à une amie maorie que j’avais rencontrée en Grèce bien des années auparavant. Ce livre qui a été traduit en anglais et bien accueilli en Nouvelle-Zélande, a consolidé ma relation avec cette région du monde. C’est grâce à lui que j’ai pu me lancer dans le Livre des Îles noires, dont l’histoire se déroule au Vanuatu.

 

Rencontre avec Selina Tusitala Marsh, poétesse et universitaire

À Papeete, vous allez lire un texte que vous avez écrit sur Paul Gauguin. De quoi est-il question ?134 - Dossier - Salon du livre - Portrait Selina Tusitala Marsh

Le poème Guys like Gauguin (les types comme Gauguin) a été publié dans mon premier recueil de poésie, dans le chapitre intitulé Talk Back (répondre). Ça faisait partie de ma « réponse » à l’Empire, à ceux qui nous ont colonisés, et de ma volonté de donner à faire entendre les voix et les points de vue des personnes autochtones de manière créative, imaginative. Cela parle de l’image du corps de la femme indigène, de dire ce que l’on pense et à voix haute – ce qui est le cas à chaque fois que je lis ce poème en public.

Vous allez animer un atelier d’écriture poétique. Vous faites cela régulièrement, pourquoi ?

Je crois que tout le monde a « le droit d’écrire ». Je crois que tout le monde a de la poésie en soi. On était des peuples de l’oralité avant l’arrivée de l’écriture. On enregistrait nos histoires à travers les signes et les symboles, à travers les chants et les prières, à travers la récitation, les récits et les proverbes. Quand les gens découvrent la poésie à l’école, ils en sont dégoûtés. Les poèmes qu’ils lisent sont souvent inadaptés culturellement et difficiles à comprendre. Ils ont souvent l’impression que la poésie n’a rien à voir avec leurs vies. Je pense que c’est dramatique. J’avais aussi ce rapport à la poésie jusqu’à ce qu’un poète vienne dans notre école, quand j’avais 12 ans. Il incarnait l’art de la poésie, en récitant souvent des poèmes de mémoire. Il faisait danser les mots, les faisait chanter dans les airs. J’étais captivée. C’était une manière d’être dans le monde, d’exprimer son identité et de faire entendre sa voix. C’est pour cela que j’anime des ateliers d’écriture dans les écoles et au sein des communautés, d’organisations gouvernementales ou dans des entreprises : pour aider à montrer aux gens la poésie qu’il y a en chacun de nous.

 

Rencontre avec David Fauquemberg, auteur de Bluff (Au vent des îles)

Le thème du Salon vous inspire-t-il ?

134 - Dossier - Salon du livre - Portrait David Fauquemberg 02Il m’intéresse à plusieurs titres, car l’une des choses qui m’ont fasciné lors de mes voyages dans le Pacifique pour l’écriture de Bluff, c’est justement le fait que les peuples du Pacifique, en raison de la colonisation et des migrations volontaires ou forcées au fil des siècles, ont tous été amenés à parler plusieurs langues, qui cohabitent plus ou moins bien, s’opposent ou s’enrichissent mutuellement. Les écrivains polynésiens que j’apprécie le plus jouent brillamment de cette double identité, comme Chantal Spitz qui fait entrer dans la langue française les structures, la musicalité du tahitien, ou Patricia Grace qui irrigue son anglais d’expressions et tournures maories. Étant par ailleurs traducteur de l’anglais et de l’espagnol, ces passages et cette tension d’une langue à l’autre m’intéressent forcément. Chaque langue, on le sait, incarne une pensée, une vision du monde : parler plusieurs langues, c’est avoir la capacité de passer d’un monde à l’autre. Et puis les langues polynésiennes, à la fois proches et différentes, me fascinent par leur souplesse, leur richesse sonore et poétique, que j’ai voulu faire résonner dans mon roman.

Après l’Australie (avec Nullarbor), vous racontez dans Bluff une histoire qui se passe en Nouvelle-Zélande. Qu’est-ce qui vous attire en Océanie ?

Depuis l’enfance, j’ai toujours eu des rêves d’Océanie. J’ai grandi dans le bocage normand, dont l’horizon ne dépasse jamais quelques centaines de mètres. Alors quand je lisais les récits de mer, les romans sur le Pacifique,  j’étais fasciné par sa beauté et son immensité. Ce n’est pas un hasard, donc, si mon premier roman, Nullarbor (2007) se déroulait en Australie, entre campagne de pêche féroce sur l’océan Indien et errance dans une communauté aborigène du Kimberley. Vue d’Europe, l’Océanie reste un vaste mystère. On ne sait presque rien de ces archipels éparpillés, et encore moins des hommes qui les peuplent, de leur expérience du monde. On continue partout de citer Segalen,  Melville ou Loti, qui ont pourtant une vision pour le moins dépassée des peuples océaniens. On célèbre Gauguin, qui en Polynésie a laissé des souvenirs, disons, mitigés… J’ai donc voulu aller voir sur place, de mes propres yeux. Comme toujours, en prenant le temps d’écouter les hommes, de sentir les lieux, la réalité qu’on découvre est tout autre. Dès mon premier voyage en Polynésie, à Tahiti d’abord puis aux Tuamotu, en 2011, j’ai senti la richesse de ce monde méconnu. La manière harmonieuse qu’ont les Polynésiens d’habiter leur environnement et de vivre la mer, les valeurs profondes qu’ils défendent, la présence marquée des ancêtres dans la vie quotidienne, l’importance des histoires : tout cela résonnait en moi. Albert Wendt remarque dans son essai Vers une nouvelle Océanie que les archipels du Pacifique, leurs cultures et leurs visions du monde sont si fabuleusement riches que seule « l’imagination en vol libre d’un poète » peut espérer, non pas les embrasser dans leur totalité, mais recueillir « un peu de leurs contours, de leur plumage et de leur douleur ». C’est le but que je m’étais fixé au départ en écrivant Bluff.

 

 

 

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