N°133 – « ‘O’iri de Viri’o », ou les « restes de la société » selon Flora Aurima Devatine

Centre des métiers d’art (CMA) – Pu Ha’api’ira’a toro’a rima’i

 

Rencontre avec Flora Aurima Devatine, directrice de l’Académie tahitienne, auteure et artiste. Texte : Benoît Buquet. Photos : Flora Aurima Devatine.

 

La directrice de l’Académie tahitienne a taillé cette statuette dans un résidu de pin de jardin calciné. « ‘O’iri de Viri’o » cristallise la vision ombrageuse du monde qu’a Flora Aurima Devatine.

 

Un petit tronc calciné de 80 centimètres de haut. C’est tout ce qu’il reste du pin du jardin de Flora Aurima Devatine. Ce bois couleur charbon, dont la forme évoque une silhouette tourmentée de vieil homme énigmatique, a été exposé durant le mois de juillet à la galerie Winkler à Papeete, dans le cadre de l’exposition éphémère Anoanotupu du Centre des métiers d’art de Papeete. La sculpture a été nommée « ‘O’iri de Viri’o » (‘o’iri : poisson baliste, ou tache noire dans le ciel près de la Croix du Sud ; et viri’o : recroquevillé). Son auteure, l’académicienne Flora Aurima Devatine, la retient pour l’instant dans son bureau en attendant de la montrer à nouveau un jour.

Pour Flora Aurima Devatine, cette statuette torturée symbolise « ce qu’il reste de la société ». Autant dire d’emblée que sa vision est très sombre. « Quand on parle de disparition de la culture, il y a des restes. Des restes avec lesquels se projeter, créer de l’inédit, parce que le repli n’est pas de mise. Il s’agit de traverser et de faire traverser l’histoire. Il s’agit de redonner du sens en reconnaissant de la valeur aux ‘atiretire’, ces ‘restes’, dits ‘pehu’, ‘bons pour le feu’. »

Elle raconte comment cette effigie de la souffrance lui est apparue. « Dans mon jardin, il y avait cet arbre majestueux sur lequel un banian s’était installé. Le banian prenait beaucoup de place, recouvrait tout. Alors on l’a taillé, coupé, puis brûlé, peu à peu. Au bout de quelques jours, il n’en restait plus qu’un moignon calciné, pétrifié. » Ce sont principalement « la nature et le feu qui ont fait le travail ». Flora Aurima Devatine y a simplement investi ses souvenirs : « Une fois brûlé, transformé et devenu présentable, l’arbre ami m’a renvoyé aux falaises de Te Pari, au Fenua ‘Aihere, où je suis née, où j’ai grandi. Ce sont des lieux qui m’ont formée, structurée durablement fondamentalement. En fin de compte, l’œuvre était là, présente. Il me fallait simplement la reconnaître et l’accueillir. »

En quête des « traces de mémoire d’homme »

Pour les légendes des photographies de « ‘O’iri de Viri’o » réalisées pour Hiro’a, les poèmes qu’elle choisit sont ombrageux : « J’erre dans le silence de la pensée / Je tiens à quelques mots déposés dans ma mémoire. » Et encore : « J’ai solitude à cran, tristesse à cœur, bonheur à tort / J’ai nostalgie à fond, vie de travers. »

Et pour expliquer l’origine de ce travail, Flora Aurima Devatine, née en 1942, remonte jusqu’à son enfance au Te Pari, lorsqu’elle ramassait sur la plage, et collectionnait, des débris de verre ou de bois. « Dans la famille, c’était connu que je ramassais tout ça. Des morceaux de faïence colorés, des coquillages… Plus tard, chez mon amie Michèle Dechazeaux, je ramassais les bris de verre poli et j’en remplissais des bocaux. »

Que représentent pour elle ces débris ? « Ce sont des objets dangereux et qui attirent les enfants sur la plage. Des traces de mémoire d’homme par les chemins des mers. Ils font remonter des récits. D’où viennent-ils ? Et quelle est l’origine de ces matières ? »

Alors qu’elle a depuis longtemps privilégié l’écriture « parce que c’était moins exposé avec des enfants et des chiens à la maison », elle se tourne depuis quelques années vers le travail des matières. Pour l’exposition du collectif Orama Studio en 2016, puis pour l’exposition Putahi-5 du Centre des métiers d’art en 2017, elle a travaillé avec ses collections de bris de verre. C’était, déjà, l’obsession pour ces « objets-fragments », métaphores du monde. « Comment ou vers quel effritement se poursuit la navigation de la pirogue-société polynésienne ? Comment tenir face aux interrogations, aux incertitudes ? Comment, dans la rupture, face au challenge dans et par sa fragmentation, relever le défi d’être un être moderne et contemporain ? » s’interroge Flora Aurima Devatine. Ses réponses : « Par la résistance, la détermination, par la résilience, avec art et poésie : revenir à soi, écrire, créer, se recréer soi, à partir de là où chacun est. »

Elle raconte aussi comment elle est tombée en arrêt devant la sculpture Oviri de Paul Gauguin. Une petite statue en grès, qui évoque la mort et la violence et dont une réplique en bronze repose sur la tombe de l’artiste à Hiva Oa. « J’ai trouvé cette sculpture parfaite. Gauguin est beaucoup critiqué. Moi je pardonne à Gauguin, rien que pour cette œuvre géniale », dit-elle.

Aujourd’hui, Flora Aurima Devatine est la directrice de l’Académie tahitienne, et elle est reconnue en Polynésie française comme l’une des auteures contemporaines les plus importantes. Avec ses œuvres, elle décrit pourtant une société, un pays, une planète, fragmentés, pétrifiés, calcinés. Elle en parle avec des mots durs, qui contrastent avec sa voix douce et apaisée.

 

 

Abattage et abattement (extraits), par Flora Aurima Devatine

« Le grand sapin de notre jardin

Qui noblement se balançait au vent puissant

Fut déplumé, ébranché, raccourci

Un si bel arbre s’élevant dans le ciel

Le sapin exsudait la résine blanchâtre et rougeâtre

De ses meurtrissures exposées côté soleil

J’ai vu les crêtes sombres de son dos bien meurtri

Méfaits des chaussures à pointes des bûcherons

J’ai caressé son ventre large et plat, éclairci par les eaux de pluie

Qu’elle fut grande la peine de n’avoir plus s’élançant dans le ciel

La silhouette effilée du grand sapin saluant de haut

Et souhaitant, comme Amadou : ‘Bonne arrivée à la maison !’

Dans la coupe de ces deux grands fidèles de tous les temps

Le jardin y a laissé de son âme.  »

 

(Traduit en anglais par Jean Toyama, publié en 2006 dans Varua Tupu, New writing from French Polynesia, Frank Stewart, Kareva Mateata-Allain, Alexander Dale Mawyer, revue Manoa, Vol.17, N.2, 2006, University of Hawai’iPress.)

 

J’erre dans le silence de la pensée,

Je tiens à quelques mots déposés dans ma mémoire.

 

(Patchwork, in Au vent de la piroguière,Tifaifai, Ed. B. Doucey, Paris, 2016)

 

 

 

J’ai solitude à cran, tristesse à cœur, bonheur à tort,

J’ai nostalgie à fond, vie de travers.

 

(À chacun son récit à tresser à l’envi, in Au vent de la piroguière – Tifaifai, Ed. B. Doucey, Paris, 2016)

 

 

J’ai la tremblure des aiguilles des bois de fer,

La tendresse du corps des bernard l’ermite,

Mais,je n’ai pas l’agilité des chevrettes d’eau douce,

Ni la nature furtive des hippocampes.

 

(Survie, in Au vent de la piroguière – Tifaifai, Ed. B.Doucey, Paris, 2016)

 

 

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