N°132 – La tournée exceptionnelle de chanteurs et danseurs tahitiens aux États-Unis en 1906

 

Service du patrimoine archivistique et audiovisuel (SPAA) – Te piha faufa’a tupunaSFCall_2

 

Rencontre avec Michel Bailleul, docteur en histoire et intervenant au sein du Service du patrimoine archivistique et audiovisuel. Texte : Élodie Largenton. Photos : SPAA.

 

En 1906, déjà, des chanteurs et danseurs du district de Vairao sont invités à aller se produire aux États-Unis ! Cette tournée suscite la méfiance des autorités de l’époque, qui ne voient pas d’un bon œil le départ de cette jeune main d’œuvre, qu’elles préfèreraient voir cultiver la terre.

 

Pour reconstituer l’histoire de ce voyage extraordinaire de chanteurs et danseurs tahitiens aux États-Unis au début du XXe siècle, Michel Bailleul, docteur en histoire et intervenant au sein du SPAA, a dû déchiffrer des feuilles présentant des trous causés par la vermine, mais aussi étendre ses recherches aux journaux américains. En tout, le dossier compte une dizaine de documents, datés du 17 juillet au 16 août 1906. L’affaire commence par une note manuscrite en tahitien du président du Conseil de district de Vairao, traduite pour le gouverneur Philippe Jullien par l’interprète Cadousteau : « Salut ! Des richards ont invité tout récemment des Tahitiens à aller en Amérique pour y exécuter des danses et des chants d’himene. J’ai appris que, dans mon district, il y en a quelques-uns qui doivent y aller. Voyez, je vous prie, s’il n’y a aucun inconvénient à cela ». Le texte en tahitien est recouvert de quelques lignes en diagonale, de la main du chef de cabinet du gouverneur : « Confidentiel – Communiqué pour enquête d’urgence à Monsieur l’Agent spécial de Taravao – Suivant les renseignements verbaux fournis hier par le Chef, une quinzaine d’indigènes seraient sur le point de partir, recrutés vraisemblablement par la famille Salmon – V. notamment s’il y a des mineurs ». Comme le souligne Michel Bailleul, « les Tahitiens sont citoyens français, le gouverneur ne peut donc pas s’opposer à leur liberté de circulation. Cependant, il peut mettre des conditions à leur sortie de la colonie ». Les autorités avancent plusieurs arguments pour expliquer leur frilosité : il y a un manque de précisions quant au financement du retour, à l’encadrement des mineurs et au confort qui sera offert aux artistes.

« Une campagne d’au moins un an »

Le commandant de la gendarmerie à Tahiti va alors mener l’enquête. D’abord, il reçoit un rapport du gendarme à pied Jean Mamy, « chargé de prendre des renseignements au sujet d’un engagement qu’auraient contracté certains indigènes du district de Vairao avec l’un des fils Tati Salmon de Papara, qui, à la suite de cet engagement, les conduirait à San Francisco où il leur ferait exécuter des danses tahitiennes ou autres excentricités moyennant rétribution […]». Les renseignements qu’il obtient auprès de deux habitants du district sont qu’effectivement, le fils Tati Salmon « le manchot » a embauché des jeunes pour présenter à San Francisco « des danses indigènes, des tours de force et excentricités ». Le commissaire de police Quesnot apporte le 17 juillet un supplément d’informations : il y aurait « huit hommes et sept femmes engagés par Tauraa Salmon pour faire une tournée de danse et d’otea par toute l’Amérique, notamment à San Francisco, à New-York, à Chicago et peut-être même en Europe. Des engagements auraient déjà été contractés dans différentes villes d’Amérique par l’entrepreneur de ce genre de spectacle. Les indigènes emporteraient avec eux deux ou trois cases indigènes démontables et feraient une campagne d’au moins un an ».

Le 19 juillet, le maréchal des logis Guillot, commandant la brigade de Taravao, se rend à Vairao. Là, il demande au chef de lui envoyer ces personnes au fort de Taravao. Ces « braves gens » viennent « en deux groupes, les 20 et 21 courant », au total « quarante et un parmi lesquels il y a des femmes et des mineurs ». Guillot les sermonne, les engageant à bien réfléchir et « leur fait entrevoir qu’ils ont de belles terres à mettre en valeur et qu’ils trouveraient moins d’aléas à cultiver leurs terres qu’en allant dans l’inconnu ». Il leur précise qu’en cas de départ, ils doivent s’assurer que leur passage de retour sera bien financé par un dépôt d’argent auprès de la compagnie de navigation. Michel Bailleul précise qu’au début du XXe siècle, « on se plaint régulièrement du manque de main d’œuvre d’une part, et du peu de goût des « indigènes » pour le travail d’autre part. On a fait venir des Chinois, des Gilbertains (Arorai des Kiribati), des Vietnamiens, des Rarotongiens… »

Des arguments puritains et patriotes contre la tournée

Quant à la défiance affichée par le président du Conseil de district de Vairao, le docteur en histoire explique qu’il est « mécontent de voir quelques-uns de ses administrés céder aux sirènes du représentant d’un autre district, qui plus est un Salmon, dont on connaît les penchants anglophiles ». Dans une lettre au gouverneur, il utilise des arguments puritains et patriotes pour l’inciter à s’opposer à leur départ : « Ce qui est pire encore c’est de voir les enfants apprendre toutes les danses obscènes de leurs parents. Il est regrettable que, pour la Fête nationale, ils trouvent moyen de s’excuser, et qu’ils soient au contraire pleins d’entrain pour donner des fêtes à des étrangers. »

Le 1er août, le maréchal des logis Guillot envoie un nouveau rapport dans lequel il fait état d’une réunion tenue à la chefferie, rassemblant « les indigènes de Vairao qui doivent se rendre aux États-Unis embauchés par Monsieur Tauraa Salmon ». Dix-huit se sont présentés. Ils n’ont pas encore signé de contrat. Guillot « a fait remarquer à ces naïfs que M. le Gouverneur, ne connaissant les termes de leur contrat, s’opposerait de tout son pouvoir à leur départ. Il les a engagés ensuite à ne pas aller dans l’inconnu, et leur a fait entrevoir toutes les misères qu’ils pourraient endurer dans un pays froid si celui qui les engage n’est pas tenu de les vêtir chaudement, leurs propres moyens étant insuffisants. Plusieurs paraissent hésitants, d’autres paraissent décidés à partir ».

Le saut dans l’inconnu a finalement bien lieu. Le 16 août, le commissaire de police écrit au gouverneur que dix-huit habitants de Vairao (douze hommes et six femmes) sont arrivés à Papeete par la Tahiti. « Ils doivent partir par le prochain Mariposa. »  Et ils sont bien partis, comme on peut le lire dans le journal américain le San Francisco Call, dans son édition du 4 septembre 1906. Titré « Vingt jeunes danseuses arrivent de Tahiti pour une tournée pittoresque », l’article se focalise sur les femmes, choisies pour leur élégance et leur beauté, qui chantent aussi bien qu’elles dansent. Sur la photo qui illustre le texte, on constate pourtant qu’il y a aussi de nombreux hommes. La troupe s’est produite tous les soirs à bord du Mariposa, pour la plus grande joie des voyageurs, d’après le journal. Le San Francisco Call ajoute que plusieurs professeurs d’anthropologie ont manifesté leur intention d’assister au spectacle « d’un point de vue purement scientifique ». Les archives restent muettes, pour le moment, sur la suite de l’aventure, mais on sait qu’après San Francisco, les chanteurs et danseurs de Vairao devaient se diriger vers Los Angeles.

 

Retrouvez…

Toutes les études sur le site du SPAA : www.archives.pf, et sur la page Facebook Service du patrimoine archivistique audiovisuel.

+ d’infos au (689) 40 41 96 01 ou par courriel [email protected]

 

Vous aimerez aussi...