N°125 – Les fonds du gouverneur sur Ana’ite

 

Service du Patrimoine Archivistique et Audiovisuel (SPAA)- Te piha faufa’a tupuna
Rencontre avec Jacques Vernaudon, maître de conférences en linguistique à l’université de la Polynésie française, et Vincent Deyris, directeur adjoint de la bibliothèque de l’UPF. Texte SF

 

Depuis le mois de novembre, la bibliothèque numérique Ana’ite propose sur son site des documents issus principalement du Service des Archives, destinés au grand public, aux chercheurs et aux étudiants. En janvier, une partie du fonds du gouverneur a été mis en ligne. Un trésor d’informations pour comprendre un pan de l’histoire de la Polynésie française.

 

289 boîtes d’archives, 300 000 pages… Le fonds 48 W, représentant le fonds du gouverneur, réunit des documents administratifs, des correspondances de l’administration française implantée dans le royaume de Pomare, dans les Etablissements français d’Océanie et en Polynésie française de 1842 à 1984. Affaires politique, économique, de santé, d’éducation… Ce fonds aborde plusieurs thèmes qui décryptent la vie en Polynésie sur plus d’un siècle. Versé par l’Etat au Service du Patrimoine Archivistique et Audiovisuel en 1984 (Jean Michel, tu me confirmes ?), ce fonds a été numérisé en partie. Aujourd’hui, seul le thème « enseignement » est disponible sur la bibliothèque Ana’ite en attendant la mise en ligne de l’intégralité du fonds. « Nous devons regarder chaque pièce pour voir qu’est-ce que nous pouvons mettre en ligne. C’est un long travail et certains documents ne peuvent pas être publiés car il s’agit de données privées », explique Jacques Vernaudon, maître de conférences en linguistique à l’université de la Polynésie française. Avec Vincent Deyris, directeur adjoint de la bibliothèque de l’UPF, il a décidé de se concentrer d’abord sur la partie « enseignement » de ce fonds.

 

Un vrai témoignage

 

Ce sont ainsi plus de 76 boîtes d’archives et 8500 pages au format numérique qu’ils ont ainsi épluchées. « Quand on ouvre une boîte, on peut y passer des heures. C’est passionnant », confie Vincent Deyris. Rapports d’inspecteurs, documents officiels et arrêtés, listes des étudiants boursiers ou de tables et chaises envoyées dans les écoles, créations d’établissements scolaires… Ces documents précieux permettent de comprendre comment se développait à l’époque le système de l’éducation à Tahiti et dans les îles. « Ils nous dévoilent combien il y avait d’élèves dans les écoles, les programmes enseignés, la place de la langue… Certains rapports d’inspecteurs montrent par exemple que certains instituteurs ne maîtrisaient pas le français, ou qu’une école dans les îles devait changer de lieu car les élèves ne venaient pas à cause du coprah. Il s’agit d’un vrai témoignage, ces documents nous permettent de comprendre la vie des Polynésiens et leur rapport à l’école », explique Vincent Deyris. Ce thème de l’enseignement intéresse directement les enseignants et chercheurs de l’Université de Polynésie française. En rendant accessible ce fonds, cela permet aux enseignants de s’approprier les documents et de les montrer à leurs étudiants. « Cette bibliothèque permet de montrer des éléments qui produisent de la connaissance. On souhaite qu’à termes, aller consulter ce site soit un réflexe pour les enseignants comme les élèves du secondaire et les étudiants de l’université.»

 

Des échanges riches

 

La mise en ligne de ces documents permet à la fois de rendre la connaissance accessible aux publics local, métropolitain et international, et de servir de support à la recherche. Ce fonds du gouverneur, et en particulier la partie « enseignement », ont déjà fait l’objet de travaux de la part d’une professeure en anthropologie de l’éducation à l’université Paris-Descartes, Marie Salaün. Par la suite, le fonds pourra être exploité pour de nouveaux travaux de master ou de thèse, encadrés par des chercheurs locaux ou internationaux.

 

Pour l’heure, les étudiants et les chercheurs métropolitains ont principalement accès aux Archives Nationales d’Outre-mer (ANOM), situés à Aix-en-Provence, mais elles n’offrent qu’une vision périphérique du quotidien du protectorat et des Etablissements français d’Océanie. « Il est donc important de rendre ce fonds 48 W accessible aux chercheurs. Cela leur permettra d’avoir un regard plus complet sur la vie de la colonie, à l’échelle de son administration locale, avec ses points de vue et ses enjeux, laissant mieux voir l’autonomie des décideurs sur place et le poids des acteurs locaux », souligne Jacques Vernaudon. Cet échange avec des spécialistes et des étudiants d’ici et d’ailleurs permettront ainsi d’enrichir la bibliothèque Ana’ite et les métadonnées des documents.

 

 Le travail de Marie Salaün sur l’enseignement en Polynésie

 

Les fonds du gouverneur ont déjà été le support de travaux scientifiques, comme ceux de Marie Salaün, professeure en anthropologie de l’éducation à l’Université Paris-Descartes. Ces travaux sont riches d’enseignement sur la progressive structuration du système éducatif en Polynésie française durant la période des Établissements français de l’Océanie (EFO) et sur la place accordée aux langues polynésiennes et française. Le Hiro’a vous propose de découvrir un extrait d’un article paru dans le Bulletin de la Société des Études Océaniennes : « Les langues de l’école au temps des Établissements français de l’Océanie : ce que nous dit la législation coloniale, et ce qu’elle ne nous dit pas », n°336, septembre-décembre 2015, p. 38-40.

 

« Mais aux EFO, il aurait vraiment fallu que les autorités françaises soient dans le déni pour ne pas voir la réalité des écoles publiques. Et cette réalité, jusque dans l’entre-deux-guerres, quand on sort de la ville de Papeete, est que la majorité des maîtres d’école ne maîtrisent pas suffisamment la langue française pour l’enseigner correctement à des élèves, qui, en retour, n’ont pas l’opportunité de pratiquer cette langue hors de la classe.Nous illustrerons ce point par un exemple, et un seul, mais ils sont extrêmement nombreux dans les fonds d’archives. Nous avons choisi de reproduire une lettre datant de 1888, soit vingt-huit années après l’arrêté de 1860 prévoyant que « l’étude de la langue française fera nécessairement partie du programme d’enseignement ». Cette missive adressée au directeur de l’Intérieur par un instituteur en dit assez sur la possibilité pour lui d’enseigner la langue française (APF, 48 W: 627). [Cf. Doc. 1]

Si le constat d’une insuffisante maîtrise de la langue française vaut pour une majorité des instituteurs et institutrices des districts et des archipels, il souffre aussi bien sûr ses exceptions, et sera progressivement invalidé par une relative augmentation du niveau de qualification du corps enseignant, du moins à Tahiti. Rien ne serait moins vrai que d’affirmer que la situation illustrée par la lettre supra vaut jusqu’à la fin de la période coloniale ! On ne peut ici que renvoyer à un excellent contre-exemple en la personne de Madeleine Moua [ndlr : « Terorotua » de son nom marital], institutrice à l’école centrale de Fakarava au tournant des années 1930, et pour laquelle nous disposons d’un fonds très riche (APF, 48W : 677) dont certains documents ont été présentés dans le numéro 12 de la revue Archipol consacré aux Tuamotu en 2009. [Cf. Doc. 2]

Mais si, comme son dossier administratif en témoigne, Madeleine Moua est considérée comme une institutrice d’élite par sa hiérarchie, il faut bien remarquer que les rapports mensuels extrêmement détaillés qu’elle produit révèlent que le tahitien a régulièrement droit de cité dans sa classe. […] Non seulement Madeleine Moua fait entrer les enfants dans les apprentissages systématiquement en tahitien, mais elle ne s’en cache absolument pas, ce qui prouve, en creux, un laisser-faire, voire un encouragement de l’administration confrontée à des pratiques enseignantes qu’elle ne contrôle pas complètement. »

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