N°112 – Emily Donaldson, docteur en anthropologie

EDonaldson« Pour les Marquisiens, l’utilisation des ressources de la terre représente une sorte de conversation avec le passé et les esprits de leurs ancêtres »

 

« Vivre avec des terres sacrées : négocier la gestion durable du patrimoine et les moyens de subsistance aux îles Marquises », c’est le titre de la thèse de doctorat réalisée par Emily Donaldson. Son analyse pourrait être résumée ainsi : pour la plupart des Marquisiens, la puissance sacrée (mana) de la terre guide la façon dont ils perçoivent leur patrimoine et la nature. Pourtant, l’importance de la signification spirituelle dans l’utilisation et le développement des terres reste largement méconnue par les initiatives patrimoniales actuelles. Explications…

 

 

Tout d’abord, pourquoi et comment en êtes-vous venue à vous intéresser aux Marquises ?

En 2001, quand j’étais étudiante à l’université d’Harvard, j’ai pris un cours sur l’archéologie du Pacifique.  Le professeur, Barry Rolett, est un archéologue qui travaille aux Marquises depuis les années 1980. A la fin du cours, il a demandé s’il y avait des élèves intéressés pour venir avec lui afin d’apprendre le travail de terrain d’un archéologue au village de Vaitahu, à Tahuata. Comme j’ai appris le français à l’école, cela m’intéressait de le mettre en pratique. J’avais aussi très envie de visiter le Pacifique sud, un lieu mythique qui fait rêver ! Alors j’ai eu envie de tenter l’aventure, et je suis tombée amoureuse des îles Marquises ! Je suis revenue aux Marquises l’année d’après, en 2002, pour poursuivre les recherches de ma thèse de premier cycle. Pendant les années suivantes, la famille qui m’a accueillie à Tahuata est devenue comme ma propre famille. En 15 ans, je me suis rendue aux Marquises chaque année pour différentes sortes de projets.

 

En quoi consistaient ces différents projets ?

J’ai d’abord été l’assistante du programme archéologique de Barry Rolett, puis l’assistante directrice. Je l’aidais sur les fouilles archéologiques, j’ai appris et enseigné la langue marquisienne aux étudiants et également entretenu le musée communautaire de Vaitahu. Entre temps, j’ai écrit un petit livre qui traduit le marquisien en anglais et français, et j’ai aussi travaillé comme conférencière sur l’Aranui. De 2013 à 2016, j’ai fait un séjour d’un an et d’autres voyages plus courts pour ma thèse doctorale.

 

Quelle était votre motivation ?

Une fois que l’on découvre les îles Marquises, les paysages sont certes saisissants et magnifiques, mais c’est surtout les habitants qui sont attachants. La richesse de leurs connaissances sur la terre et la mer, leur passion pour la vie, leur sens de l’humour et leur gentillesse… C’est tout cela qui m’a liée aux Marquises. J’avais envie d’approfondir la culture et les savoir-faire uniques marquisiens, et de contribuer à leur valorisation.

Dans quelle mesure cet archipel représente-t-il un territoire d’études anthropologiques intéressant ? Et Tahuata particulièrement ?

Les Marquises sont particulièrement intéressantes pour des études anthropologiques parce que depuis longtemps, elles sont relativement isolées en matière de culture et de nature. Mon étude doctorale comprend toutes les îles, chacune avec ses caractéristiques originales ; mais Tahuata n’est accessible que par la mer, elle est donc une des îles les plus éloignées et aussi parmi les moins peuplées. D’un point de vue archéologique, la plupart des terres n’ont pas trop changé depuis des centaines d’années ! De point de vue de l’anthropologie sociale, les Marquisiens ont toujours une connaissance aigüe de leur langue et de leur culture, ce qui fait qu’ils ont pu survivre sur ces îles cernées par le soleil et la mer. Ils ont su, depuis toutes ces années, développer une modernité fidèle à leurs racines culturelles.

Votre sujet de thèse concernait « les liens entre le pays, le patrimoine et les moyens de subsistance » : pouvez-vous nous expliquer ?

Ma thèse explore comment les pratiques quotidiennes marquisiennes dans le paysage de leurs ancêtres servent à perpétuer la culture marquisienne et une certaine façon de voir l’histoire et l’environnement, ainsi que les relations entre les gens et la terre. Pour la plupart des Marquisiens, l’utilisation des ressources de la terre comme les arbres fruitiers, les cocotiers, les graines et les animaux représente une sorte de conversation avec le passé et les esprits de leurs ancêtres. Je pense que les projets actuels et futurs réalisés dans ces îles – en matière de conservation des ressources naturelles et du patrimoine culturel – devraient rester conscients de cette relation entre les Marquisiens et leur histoire. Intégrer le fait qu’aux Marquises, le respect traditionnel des ancêtres est vécu chaque jour, rendant vivant le passé dans le présent.

 

Quelle a été votre méthodologie de travail pour obtenir des éléments de réponse à ce sujet de thèse ?

Ma méthodologie suit le modèle typique de l’anthropologie sociale. J’ai habité avec des familles dans presque chaque village des six îles marquisiennes, j’ai observé et partagé le quotidien et les activités des gens, j’ai visité des paysages et des sites historiques dans la brousse, et j’ai discuté avec plus de 400 personnes. Pour la dernière étape, j’ai fait quelque chose d’un peu plus rare : j’ai partagé mes résultats avec chaque participant. J’ai aussi présenté ma thèse à Tahuata, aux maires des Marquises et au Service de la Culture et du Patrimoine à Tahiti, pour aider les Marquisiens et les autres à reconnaître l’importance du respect des ancêtres pour la plupart des Marquisiens dans leur quotidien.

 

Quelles ont été les réactions ?

À Tahiti et aux Marquises, les gens ont eu beaucoup d’intérêt et de curiosité au sujet de mes découvertes. C’est la première fois qu’un étranger a étudié l’avis d’autant de Marquisiens sur le sujet de leur vie, de leur passé et de leur patrimoine. Même si la plupart des Marquisiens ont déjà une certaine relation personnelle avec leurs esprits ancestraux, ils n’ont pas l’habitude de se demander si cette perspective diffère des autres, ou comment elle influence l’utilisation des ressources de leurs îles. Mon explication des liens entre les esprits, le patrimoine et le travail dans la brousse marquisienne a été bien appréciée, par les Marquisiens mais également les personnes qui travaillent dans la gestion du patrimoine.

 

Votre thèse va-t-elle être publiée ? De quelle manière pensez-vous faire connaître les résultats de votre thèse auprès des différents porteurs de projets de développement aux Marquises ?

Oui, ma thèse sera publiée comme un livre, d’abord en anglais et j’espère plus tard en français. Je pense qu’il est important de publier des articles et d’autres textes plus courts en français pouvant circuler facilement sur internet, à Tahiti et aux Marquises. Je suis aussi consultante pour PALIMMA* et le projet de l’aire marine protégée aux Marquises, et j’attends d’en faire autant pour les projets du Patrimoine Mondial de l’UNESCO en Polynésie.

 

Que pensez-vous du dossier d’inscription de l’archipel des Marquises au Patrimoine Mondial de l’UNESCO ?

Je soutiens ses buts et surtout les Marquisiens qui ont lancé ce grand travail aussi important pour la valorisation des Marquises et de leur magnifique culture. En même temps, j’ai remarqué au cours de ma recherche que la vision de la valeur du patrimoine n’est pas uniforme à travers les cultures. Je m’inquiète que le travail de l’UNESCO ne soit pas assez conscient de ces différences importantes, à cause de son intérêt forcément mondial. Donc je suis pour mais j’ai quelques réserves, surtout au niveau de la communication des idées et des priorités de la population avec les meneurs du projet.

 

Quel message voudriez-vous adresser aux Marquisiens qui nous lisent ?

La plupart des Marquisiens ont déjà senti leurs ancêtres dans la brousse, et même parlé avec eux. Ils les respectent. L’avenir des fa’e kakiu, des paepae et d’autres endroits tapu vous appartient. Je vous encourage à parler de ce pakaihi** avec les autres, et surtout avec les étrangers qui admirent votre patrimoine. Votre relation avec les esprits ancestraux est elle-même un patrimoine unique qu’il faut garder et valoriser, si vous le désirez.

 

 

*Agence des aires marines protégées

** Respect

 

 

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