N°106 – « Le Heiva a un bel avenir car il est soutenu par toute une population »

Matani Kainuku, président du jury du Heiva i Tahiti

D HAZAMA 

Propos recueillis par VT.

 

Hautement attendues, les soirées de concours du Heiva i Tahiti démarrent le 30 juin. Pendant plus d’un mois, la Polynésie va vibrer au rythme des chants et danses traditionnels. Comme chaque année, un jury composé de personnalités du monde culturel évaluera les prestations des groupes concurrents. Cette année, c’est Matani Kainuku, chef du groupe Nonahere, qui présidera le jury du Heiva i Tahiti 2016. Rencontre.

Peux-tu nous rappeler ton parcours dans le ‘ori tahiti?

Je suis le président de l’association Nonahere depuis sa création en 2003 et chorégraphe principal de la troupe de danse avec mon épouse Marie-Jeanne. Avec Nonahere, nous avons remporté plusieurs prix au Heiva*, dont le 1erprix du concours – en catégorie Légendaire puis Création – de 2006 à 2008. En 2009, j’ai été membre du jury du Heiva pour la première fois. Depuis 2004, je fais parti du jury du Hura Tapairu, pour lequel j’ai été 5 fois nommé président. Toujours en matière de danse, j’ai organisé en avril cette année le 1er Heiva International de ‘ori tahiti et la 1ère Coupe du Monde de ‘ori tahiti à To’ata. Cet événement était centré sur la danse bien entendu, mais avec une portée culturelle importante et notamment à travers la langue. Autrement, nous nous préparons à participer au Heiva i Tahiti 2017 avec Nonahere.

Quel est pour toi le rôle du Président du jury du Heiva ?

D’abord, je suis un membre du jury comme les autres, proposé par les chefs de groupe de danse avant le mois d’avril. Au mois de mai, j’ai été nommé « Président » par les membres du jury de ce Heiva et le Ministre de la Culture. J’ai la lourde tâche d’apprécier et d’évaluer chaque création artistique offerte par les chefs de groupes de chants et de danses durant le Heiva i Tahiti 2016. Ensuite, mon rôle est de coordonner les actions des membres du jury durant les festivités par rapport au règlement du concours, aux différentes auditions et aux soirées de concours. En n, j’aurai à organiser les temps de délibération avec les autres membres du jury et à donner au Ministre de la Culture les conclusions de ce Heiva sous la forme d’un rap- port écrit.

Quelles difficultés penses-tu rencontrer avec cette nouvelle édition du Heiva ?

Lorsque l’on est membre du jury, toute difficulté doit trouver une solution. En tant que Président du jury, toute situation doit être unique et permettre à tous les membres de se poser les réelles questions. Mon rôle principal sera d’apporter la réponse la plus juste à chaque difficulté en concertation avec les autres membres du jury. Le Heiva est une rencontre artistique mais avant tout humaine. Il est donc normal d’avoir à gérer de l’humain.

La question des limites entre tradition et modernité dans le ‘ori tahiti est récurrente. Quel est ton avis ?

Cette question existait déjà il y a 30 ans… Selon moi, il s’agit d’une polémique stérile, puisqu’aujourd’hui, les spectacles sont à l’image de notre société : entre tradition et modernité. La véritable question à mon avis est de savoir apprécier une création artistique. Il faut certes rester vigilant sur le respect de certaines bases, mais aussi savoir s’ouvrir à d’autres horizons. Je crois que la société a beaucoup évolué et les mentalités aussi. Il faut en tenir compte au risque de passer à côté de l’essentiel. Les chorégraphes doivent pouvoir s’exprimer librement – c’est notre langue qui s’exprime au travers des danses, des musiques, des chants – chaque création forge notre identité, chaque création va produire des émotions.

Quelle évolution constates-tu de la danse polynésienne ?

Je constate une évolution naturelle et positive du ‘ori tahiti et de la danse polynésienne de manière générale – pour tous les archipels. Des groupes de danse font le choix de faire évoluer le ‘ori tahiti, car la culture est dynamique et ne peut se figer dans le temps et avec les gens. Notre danse est vécue au quotidien grâce aux bonnes volontés associatives, aux chefs de groupe, aux écrivains qui se battent pour faire valoir cette identité. Quant à ce qui se passe à l’étranger, la danse est un élément fort de croissance économique, beaucoup de personnes en vivent et bien. Il faut donc que nous ne perdions jamais de vue ce qui forge notre culture, c’est-à-dire la langue. Cette langue est précieuse et les valeurs qu’elle véhicule constituent ce qui fait de nous des Polynésiens. Pourquoi l’extérieur se focalise tant sur notre culture et le ‘ori tahiti ? Pour son mana. Il faut donc préserver et transmettre ce mana à nos enfants pour qu’ils poursuivent cette évolution positive du ‘ori tahiti.

De quelle manière la définition du ‘ori tahiti a t-elle évolué selon toi ?

Quelle était la définition ancienne du ‘ori tahiti ? Y en a t-il eu une différente à ce jour ? J’espère que cette définition n’a jamais changé avec le temps. Je pense que ce qui a changé n’est pas la définition, mais ce que l’on en fait. ‘Ori signifie « danse, danser », tahiti signifie « de Tahiti » : donc ‘ori tahiti signifie « danse tahitienne ». Mais le terme « danse » se réfère à l’« expression d’une identité, d’une culture », or l’identité et la culture ne peuvent être déconnectées de la langue. Aujourd’hui, ce qui fera la différence c’est bien la capacité de chacun à comprendre la langue tahitienne, à comprendre les concepts qui y sont rattachés puis de vivre au quotidien cette langue tahitienne de manière cohérente. Ensuite, il reste à regarder de près la capacité de chacun, à partir de la langue, à concevoir un projet artistique, à mettre en œuvre ces concepts en chants et en danses, puis à créer des émotions fortes pour soi, puis, pour les autres. Encore une fois, le ‘ori tahiti prend une définition et du sens à partir du moment où il porte une identité, une culture, une langue, des concepts, une expression et communique des émotions. Le ‘ori tahiti doit véhiculer le mana des mots.

Comment vois-tu l’avenir du Heiva ?

Le Heiva est un festival de chants et danses plus que centenaire, et il a encore de l’avenir, c’est certain ! Quelle que soit sa destinée, il continuera d’exister sans problème car il est soutenu par toute une population. Il organise le temps des Polynésiens et commence aussi à organiser le temps de tous les amoureux du ‘ori tahiti à l’extérieur de chez nous. Chaque commune souhaiterait organiser son Heiva, ce qui est louable, mais sans orchestre, cela ne peut pas s’appeler « Heiva ». Il faut soutenir les groupes de danse qui œuvrent au quotidien. Merci à monsieur le Procureur pour sa décision de ne pas donner suite aux plaintes contre les nuisances sonores, mais il faudrait aussi que davantage de Maires prennent de vraies décisions dans leur commune pour les groupes de danse a n de ne plus avoir à gérer des populations qui trouvent les percussions « bruyantes » et « lassantes ».

Qu’attends-tu de ce Heiva i Tahiti 2016 ?

Le Heiva est la rencontre des artistes, des expressions et des créations. J’attends de voir comment les légendes et les concepts de la culture polynésienne seront interprétés et misen valeur. J’attends des spectacles inédits, de belles créations, des productions artistiques sincères et humbles mais aussi une population bienveillante et présente pour soutenir le travail des uns et des autres, pour toujours les encourager dans leurs projets. Les artistes n’attendent pas des critiques qui détruisent, mais des observations pour se surpasser et grandir.

Selon toi, quelle place a la culture actuellement et quelle place devrait-elle avoir en Polynésie ?

Globalement, la culture est très présente – théâtre, danse, spectacles, cinéma, numérique, films, festivals, médias – mais c’est encore insuffisant. Les espaces de lecture manquent par exemple. Des évènements phares tels que le Heiva, le Hura Tapairu, le ‘ori tahiti world cup et le Pina’ina’i, etc., sont importants et porteurs de sens, mais il faut encore que d’autres évènements ponctuent le calendrier polynésien, d’abord pour les enfants du fenua puis pour l’extérieur. La langue doit être présente partout et par tous. Chacun de nous doit être er de parler la langue à tout moment et dans toute situation. Soyons ers de notre identité, de notre culture et exprimons cette fierté à travers le sport, l’éducation, la jeunesse, le tourisme et la culture. La culture doit être le levier de la réussite sociale, linguistique, culturelle et scolaire. Une expérimentation menée auprès de jeunes « décrocheurs » scolaires a montré toute la pertinence de la culture dans la réussite scolaire et sociale (dispositif « Manuia 2016 »). Il faut multiplier les situations de création culturelle au quotidien pour compléter les grands évènements.

Quel avenir vois-tu pour la culture polynésienne ?

La culture existera tant que nous, artistes, existerons ! Et nous avons du potentiel en Polynésie. Il faut croire aux talents des chorégraphes, des chefs de groupe, des professeurs de danse, des artistes voyageurs – croire en nos enfants car ils ont réellement du talent. Pour cela, il faut des personnes formées et compétentes, capables de guider et de faire progresser ceux qui sont motivés. La place de la famille est primordiale car elle organise les échanges et participe à encourager au quotidien nos enfants. Chaque famille a le pouvoir de changer les choses. La culture polynésienne a le pouvoir de réunir. Bravo à nos artistes d’avoir fait briller les couleurs, l’identité et les idées de notre Polynésie au Festival des Arts à Guam – Hafadai ! La culture polynésienne doit se vivre au quotidien et pas uniquement lors des grandes manifestations. C’est un état de pensée, une philosophie de vie. Mais sans l’aide des pouvoirs publics, les décisions avancent à petits pas ou de manière inégale. Alors, la culture polynésienne doit être au cœur des préoccupations à tous les niveaux de la société. Elle peut offrir des opportunités d’emplois à l’échelle locale et internationale. Elle peut développer le Pays. Elle peut en n développer la prise d’initiative, l’entreprenariat, la coopération et la négociation pour que nos enfants se sentent bien chez eux, soient fiers et s’expriment bien et mieux chaque jour.

*2004 : 1er prix Heiva Taure’a i Mahina / 2005 : 2ème prix Heiva i Tahiti, catégorie Hura ava tau – puis déclaré « Groupe professionnel pouvant concourir en catégorie Hura tau » / 2006 : 1er prix du Heiva i Tahiti, catégorie « légendaire » / 2007 – 1er prix du Heiva i Tahiti, catégorie « création » / 2008 – 1er prix du Heiva i Tahiti, catégorie « création » / 2013 – Meilleur ‘orero du Heiva / Meilleur ‘aparima…

 

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