N°103 – Opération de sauvegarde des grands tiki de Puamau

Vue d'ensemble du me'ae Iipona @SCPService de la Culture et du Patrimoine – Pu no te Taere e no te FaufaaTumu

Rencontre avec Belona Mou et Tamara Maric, du département Archéologie et Histoire et Matahi Chave, du département Valorisation et Diffusion au Service de la Culture et du Patrimoine.

Texte : ASF – SCP

Photos : ASF – SCP – Yan Peirsegaele

 

La protection des tiki et des autres formes statuaires présentes sur le me’ae de Iipona, à Hiva Oa, est devenue une priorité pour le Service de la Culture et du Patrimoine qui débute des travaux ce mois-ci afin de sauver un héritage culturel qui aurait aujourd’hui toute sa place dans le processus d’inscription au patrimoine mondial de l’Unesco.

Depuis fin mars, une équipe du Service de la Culture et du Patrimoine s’active sur le site archéologique classé du me’ae lipona dans la vallée de Puamau, à l’extrémité nord-est de l’île de Hiva Oa, dans l’archipel des Marquises. Leur mission : réaliser un sondage archéologique préventif avant de poser les poteaux des fare qui abriteront, d’ici la fin de l’année 2016, les tiki et les autres ensembles statuaires qui occupent ce site et dont la dégradation est constatée depuis plusieurs années déjà. Un lieu exceptionnel d’un peu moins d’un hectare qui compte à la fois des plateformes lithiques, cinq tiki encore quasiment complets – dont le plus grand de Polynésie française, le tiki Takaii (2,57m) – et neuf têtes sculptées (dont une se trouve à Berlin depuis la fin du XXème siècle*). Pour le Service de la Culture et du Patrimoine, comme pour la municipalité de Hiva Oa et les propriétaires du lieu, la famille Tissot, il y a aujourd’hui urgence à intervenir afin de protéger ce patrimoine unique**. En 2006, les experts du laboratoire de recherche des monuments historiques de France avaient déjà constaté que le tiki Takaii se trouvait dans un état de conservation critique et préconisaient de le couvrir afin de limiter, dans un premier temps, sa dégradation. En 2010, le maire de Hiva Oa avait à nouveau tiré la sonnette d’alarme, mais il faudra attendre six années de plus pour voir le projet de protection se concrétiser. Après la validation du plan d’action, l’octroi de crédits, la signature d’une convention avec la famille Tissot pour une mise à disposition et une autorisation de travaux pour trois ans, et l’obtention du permis de construire, les travaux de mise sous abri vont enfin débuter. Concrètement, il s’agit de placer des abris au-dessus de chaque tiki et sur le paepae qui rassemblera les têtes, afin de limiter l’érosion de la pierre causée par leur exposition aux intempéries et au soleil, stabiliser le degré d’humidité et ainsi stopper la pousse des lichens et des mousses sur toute leur surface. Le montant des travaux est estimé à un peu plus de 7,5 millions de Fcfp.

Protéger et conserver

Les abris seront réalisés par l’association Atatete O Hiva Oa qui s’est engagée, autant que faire se peut, à utiliser et à mettre en œuvre sur le chantier des techniques et des méthodes de construction qui ne puissent nuire et dénaturer le caractère culturel du site. Le savoir-faire traditionnel sera mis en avant avec la préparation de 4 300 ni’au tressés et 20 poteaux en toa (bois de fer) dont certains sculptés. Le Service de la Culture et du Patrimoine s’est chargé de fournir les bois traités, les visseries, etc. La mise sous abri consistera également à matérialiser un périmètre de sécurité par un cordage et ainsi éviter le contact avec les tiki. Car le simple fait aujourd’hui de toucher aux sculptures augmente les risques de dégradation, notamment pour le tiki Takaii dont on sait que la structure connaît des infiltrations d’eau qui menacent de fendre et de casser définitivement la pierre. De même le grattage des mousses, souvent effectué dans le passé par méconnaissance, constitue un grave danger pour les tiki puisqu’il provoque une perte de matière minérale, les racines arrachant à chaque fois un bout de la pierre. En parallèle des travaux de protection, une opération de communication sera donc menée auprès des professionnels du tourisme pour sensibiliser les visiteurs au respect de ce périmètre de sécurité. Plus tard, une signalétique devrait être installée en complément. Cette première étape de mise en sécurité ne permet pas encore de dire si la restauration des tiki sera possible. Le Service de la Culture et du Patrimoine se donne au moins un an pour voir dans quelle mesure ces nouveaux abris auront permis à la pierre de sécher. La seconde étape sera d’élaborer un nouveau diagnostic avec le laboratoire de recherche des monuments historiques afin de prendre les meilleures décisions pour la conservation de ce patrimoine classé de la Polynésie française. Ces résultats permettront également d’étayer le dossier de Raivavae qui est toujours en cours. Très proches de la mer, les tiki de Raivavae situés à Papeari souffrent particulièrement des embruns malgré l’installation d’une toiture en 2009. La question est de savoir si on pourra un jour les consolider et permettre ainsi leur rapatriement dans leur île d’origine.

Huit tiki et neuf têtes sculptées

Installé dans la vallée de Puamau, entre le piton Toea et le torrent Ahonu, le site de Iipona abritait, avant l’arrivée des Européens, huit tribus dont le clan des Naiki qui décida d’y implanter son principal site religieux.

Aujourd’hui, sur le site sont répertoriés :

  • Huit tiki dont trois fragmentés. Les cinq tiki qui font l’objet d’une mise sous abri portent les noms de Makaii Tau’a Pepe (le tiki « couché »), Te Ha’a Tou Mahi a Naiki, Takaii (le plus grand de Polynésie), Fau Poe, épouse de Takaii et Maiauto.
  • Neuf têtes sculptées dont Tiu O’o et Maniuota’a (représentant chacune une victime). Cette dernière ressemble beaucoup à celle exposée au Musée de Berlin. La comparaison entre les deux têtes met en évidence la différence de conservation en un siècle et la forte dégradation de celle présente aux Marquises.
  • Des pétroglyphes sur rochers.

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Interview de Tamara Maric et Belona Mou, archéologues au Service de la Culture et du Patrimoine

Comment est né ce projet de sauvegarde des tiki de la vallée de Puamau ?

C’est la demande d’une association de Raivavae qui nous a conduits à nous pencher sur les tiki de Hiva Oa. Celle-ci souhaitait le rapatriement des deux tiki de Raivavae qui sont actuellement entreposés au Musée Gauguin, à Papeari. Deux tiki dont on connaît la fragilité et qui nécessitaient une évaluation avant toute décision de rapatriement. En 2006, le Musée de Tahiti et des Îles a donc lancé une opération de diagnostic avec le Laboratoire de recherche des monuments historiques en métropole. Un géologue, Jean-Didier Mertz et une microbiologiste Geneviève Orial pour l’étude des mousses ont ainsi été missionnés en Polynésie française. Cette mission pour les tiki de Raivavae a été l’occasion de diagnostiquer d’autres sites, dont les tiki de Iipona à Hiva Oa. Car à l’époque, on avait déjà été alertés sur leur état de conservation par les propriétaires, ainsi que par Catherine Chavaillon et Eric Olivier, prestataires pour le Service de la Culture et du Patrimoine, qui trouvaient déjà que les tiki avaient mauvaise mine par rapport aux photographies d’archives.

Le diagnostic sur le grand tiki Takaii s’est révélé particulièrement alarmant ?

Oui, cette mission a révélé que le grand tiki Takaii était dans un état de conservation critique. Une faille avec une infiltration d’eau traverse le tiki. La menace qu’un des bras se détache et que l’ensemble de la structure tombe est bien là. Comme pour les Moai de l’île de Pâques, les tiki ont été sculptés dans du tuf volcanique, un basalte qui s’altère.

Votre priorité est donc de stopper l’érosion que subissent les tiki ?

Oui, les experts du Laboratoire (LRMH) préconisaient de stopper le processus d’érosion lié à la pluie en mettant les tiki à l’abri, avant de pouvoir enlever les mousses et les algues, une fois la structure sèche. L’idée est donc d’assécher la pierre qui est totalement imbibée d’eau, ce qui favorise la prolifération des mousses et des algues en surface. Ensuite, nous allons voir comment la pierre va évoluer une fois sèche pour tenter de la faire nettoyer (ceci sera une opération réalisée par un spécialiste, après diagnostic et sur recommandation du LRMH). Nous ne savons pas encore si nous pourrons faire de la consolidation. La restauration n’est pas encore acquise.

Cette mise à l’abri se fait sur toutes les formes statuaires répertoriées sur le site ou vous avez dû faire une sélection ?

Cela concerne les cinq tiki encore debout ou redressés. Pour les autres tiki, dont il ne reste que des fragments, il est trop tard. Il y aura également un abri au-dessus d’un paepae où seront regroupées toutes les têtes.

Le site de Iipona se situe sur un terrain privé, cela nécessite une implication des propriétaires ?

Nous avons dû avoir l’accord de tous les héritiers consorts et signer une convention avec eux. Concrètement, la convention autorise le Service de la Culture à faire les travaux et permet ainsi au Pays d’investir des fonds publics. Les propriétaires nous mettent le terrain à disposition pour mener une opération de mise en sécurité et de consolidation de l’ensemble de la statuaire lithique du site. L’engagement de la famille Tissot est très important, car sans cette convention nous ne pourrions pas investir des fonds publics et protéger ce site.

Un site chargé d’histoire

Le site de Iipona à Hiva Oa a été relevé pour la première fois par Karl Von den Steinen, du Musée de Berlin, en 1897. Outre les photographies, Karl Von den Steinen a pu recueillir les traditions orales dont celle en particulier d’un homme, Pihua. L’archéologue Pierre Ottino, lors de la restauration du site en 1991, juge celle-ci la plus complète et la reprend ainsi dans son étude* : « Autrefois vivaient à cet endroit trois nobles Naiki : Te Eitafafa, Hakieinui et Maiauto. Ils entrèrent en conflit avec leurs voisins des vallées de l’ouest. Ils capturèrent un chef des Etuoho, de Hanapa’aoa, Tiuo’o, et l’offrirent en sacrifice. Pour venger sa mort, des clans proches et alliés entrèrent en guerre. Ils vinrent, de Hanaupe et Moea, avec à leur tête les chefs Pahivai et Mataeiaha. Se joignit à eux également le clan côtier de Puamau, les Pa’ahatai. Les Naiki furent vaincus et chassés de cette côte. On les retrouve aujourd’hui à Atuona, ainsi que sur les îles de Nuku Hiva, de Ua Pou et à Ua Huka. Les vainqueurs transformèrent cette résidence de chef, avec toutes ses annexes, en un me’ae. Aux deux grandes terrasses de celui-ci furent donnés les noms des chefs vainqueurs : le paepae Pahivai, où se dresse le tiki Takaii, et le paepae Mataeiaha, en contrebas. Ce sont ces mêmes vainqueurs qui auraient fait dresser les grands tiki, mais il plane certains doutes sur ce point précis. D’après l’étude de cinq généalogies de l’île, comparées par Karl von den Steinen et où apparaissent certains des personnages impliqués dans ces événements, il semble raisonnable de situer la transformation de ce site en me’ae au cours du XVIIIème siècle. »

En 1956, lors de la seule fouille du site, des archéologues norvégiens dont Thor Heyerdahl datent les fondations de la terrasse où se trouve le tiki Takaii d’entre les XIVème et XVe siècles après J.-C. Lors de ces fouilles, un moulage du tiki Takaii a également été réalisé. Ce moulage se trouve aujourd’hui au musée du Kon Tiki à Oslo, en Norvège.

 

* OTTINO-GARANGER Pierre, « Archéologie et restauration à Hiva Oa : le « me’ae » Iipona de Puamau aux îles Marquises ». In : « Mémoire de pierre, mémoire d’homme (Tradition et archéologie en Océanie) Hommage à José Garanger », Publications de la Sorbonne, 1996, Paris, pp. 345-376.

 

Un site exceptionnel pour le dossier Unesco

 

Iipona est un lieu incontournable du tourisme aux Marquises, il est notamment visité par les croisiéristes de l’Aranui à chaque escale. Ce site exceptionnel restauré en 1991 par Pierre Ottino et dont la tradition orale rapporte nombre d’événements importants, sera très probablement un point fort du dossier Unesco pour l’inscription des Marquises au Patrimoine Mondial. Pour l’aspect culturel, le dossier misera sans doute sur la statuaire et les arts lithiques avec en appui les traditions orales. Pour les agents du Service de la Culture et du Patrimoine, la mission qui a lieu en avril est donc l’occasion d’avoir des informations supplémentaires pour étayer le dossier Unesco.

 

 

*C’est Karl Von den Steinen, le premier à avoir relevé le site, qui l’a ramenée au musée de Berlin.

**Voir Hiro’a n°87, rubrique « Trésor de Polynésie » : « Ti’i, tiki, des protecteurs à protéger ».

 

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