N° 85 – La médecine traditionnelle : entre science et croyance

Service de la culture et du patrimoine – Pu no te taere e no te faufaa tumu

Musée de Tahiti et des Îles – Te Fare Manaha

 

Rencontre avec Edmée Hopuu et Hereiti Opuu, du bureau ethnologie et tradition orale du Service de la Culture et du Patrimoine.

Rédaction : VH.

 

La médecine traditionnelle, ou ra’au tahiti, ce savant mélange de science et de croyance, est encore pratiquée aujourd’hui par quelques personnes détenant les savoirs et savoir-faire traditionnels. Comme en témoignent les enquêtes du Service de la Culture et du Patrimoine, la médecine traditionnelle est incontestablement liée au surnaturel, à quelque chose de plus grand que les simples produits naturels utilisés dans la confection des traitements.

 

La médecine traditionnelle, quel vaste sujet ! Selon la définition de l’Organisation mondiale de la Santé, « la médecine traditionnelle est la somme des connaissances, compétences et pratiques qui reposent sur les théories, croyances et expériences propres à une culture et qui sont utilisées pour maintenir les êtres humains en bonne santé ainsi que pour prévenir, diagnostiquer, traiter et guérir des maladies physiques et mentales. » En Polynésie française, nous avons notre propre médecine traditionnelle, pratiquée depuis des temps immémoriaux par des tahu’a ra’au ou tradipraticiens. « Aujourd’hui, il en existe encore, mais la plupart préfèrent rester discrets et se limiter à prodiguer des soins à leur famille et aux proches », reconnait Edmée Hopuu, agent au bureau ethnologie et tradition orale du Service de la Culture et du Patrimoine. « Nos enquêtes le démontrent bien, cette pratique reste intrafamiliale. Dans la mesure où ils ne connaissent pas réellement toutes les problématiques des maladies, les tradipraticiens craignent de soigner les gens de l’extérieur, à moins de vraiment bien connaître la personne. »

 

Des soignants du corps et de l’esprit

 

La médecine traditionnelle a pourtant un champ d’action très large. « Il existe plusieurs catégories de maladies qui rentrent en compte dans la médecine traditionnelle, poursuit Edmée. Ma’i tino, les maladies du corps, ma’i mana’o, les maladies mentales ou encore ma’i tapiri, qui se dit de quelqu’un qui est possédé. Il y a en effet tout un registre surnaturel lié à la médecine traditionnelle. Certains ra’au tahiti sont pris en prévention tandis que d’autres soignent ». « Il est important d’y croire pour que ça marche, ajoute Heriti Opuu, stagiaire CVD* au bureau ethnologie et tradition orale du service de la Culture et du Patrimoine. Il faut respecter toute une procédure, être volontaire, positif et surtout avoir l’assentiment du tradipraticien. Il y a une prière à faire pour chaque étape : avant la cueillette, après la cueillette, pendant la préparation, au moment de la prise du remède… »

 

Un don avant tout

 

Le surnaturel va bien au-delà de la préparation. Si certains tahu’a ra’au transmettent leurs savoirs et savoir-faire à leurs enfants pour pérenniser la pratique de génération en génération, d’autres sont appelés à le devenir, se voyant offrir le don par les ancêtres. « Parfois, dans une famille de tahu’a ra’au, certains enfants auront le don et pas d’autres, explique Edmée. Généralement, le déclic vient en rêve. Et dans leurs rêves, on leur donne des recettes. Parfois, une personne est choisie par les tupuna pour ne connaître qu’un remède. » « Dans leurs rêves, on leur dit également dans quelle vallée, quelle forêt, ils pourront trouver les plantes nécessaires », ajoute Hereiti.

 

 

Des principes actifs bien réels

 

Si le surnaturel est incontestablement présent, les vertus des plantes et minéraux utilisés sont quant à elles bien réelles, suscitant l’intérêt du corps scientifique pour la composition des remèdes. « Beaucoup de chercheurs s’intéressent aux recettes des ra’au tahiti, confie Edmée. Nous travaillons avec le laboratoire de chimie de l’Université de la Polynésie française, qui recherche les plantes utilisées qui pourraient apporter quelque chose à la médecine occidentale. Ils cherchent à isoler le principe actif des plantes concernées afin de synthétiser la molécule en question pour en faire des médicaments. » « Ce sont vraiment les tradipraticiens qui décident de donner… ou pas. Ils transmettent volontiers aux enfants qui sont prédestinés à connaître le remède, mais si ce n’est pas le cas des chercheurs, ça ne marchera pas », conclut Hereiti.

 

Collecter les savoirs et savoir-faire

 

Le bureau ethnologie et tradition orale du Service de la Culture et du Patrimoine a pour mission de récolter les savoirs et savoir-faire auprès de personnes ressources, et notamment les personnes âgées, sur toute la Polynésie française. Ces enquêtes concernent tous les pans de la culture polynésienne, qu’il s’agisse de médecine traditionnelle, de pêche, d’agriculture, etc. Cette masse d’informations est précieusement gardée au Service de la Culture et du Patrimoine en attendant la mise en place d’une réglementation sur la protection des données immatérielles. Car l’objectif, à terme, est de pouvoir transmettre ces savoirs sous forme de publications, avec l’autorisation des personnes ressources concernées ou de leur famille en cas de décès.

 

Les types de soignants**

Dans son ouvrage, Simone Grand distingue plusieurs types de soignants. Leurs attributions varient selon leurs compétences et selon l’époque :

• Les ta’ata ra’au, vahine ra’au ou herboristes : ces femmes et hommes sont « propriétaires » de médicaments essentiellement à base de plantes. Ils détiennent non seulement la recette, les ingrédients et le mode de préparation, mais aussi le don de guérir.

• Les ta’ata taurumi, vahine taurumi, masseurs, masseuses : le plus souvent, ils remettent en place les articulations, réalignent les vertèbres ou réduisent les fractures des membres. Certains pratiquent l’entaille des gencives pour aider la sortie de la dent de l’enfant ou soulager le vieillard. D’autres scarifient et posent des ventouses. D’autres encore coupent le cordon ombilical, incisent les hémorroïdes ou réalisent la circoncision. Les masseurs peuvent aussi être herboristes et/ou tahu’a, ou encore exorcistes.

• Les tahu’a, chamans : durant l’exercice de leur pratique, certains tahu’a prient selon les formes de la religion chrétienne tout en étant en relation avec des esprits avec qui ils auraient passé un « contrat » et qu’ils mobilisent. Certains pratiquent la voyance, ils sont appelés tahu’a hi’ohi’o. Ils peuvent être aussi tahu’a ha’uti mana’o, manipulant la pensée, tahu’a ‘aufau, qui passent un contrat pour une mort lente ou brutale, un autre se considérant tahu’a rave ma’i, expert à « prendre » la maladie.

 

Les traitements

 

Les médications :

Elles sont composées essentiellement de plantes, parfois de substances animales et minérales. Les préparations concernent des onguents, potions, décoctions, infusions, liniments, cataplasmes, inhalations, collyre, bains d’eau froide ou chaude, bains de vapeur suivis de massages. Elles sont en général consommées dans la journée et doivent être renouvelées chaque jour selon une posologie et un rythme donné. Des préparations supportent une durée de conservation plus ou moins longue : trois jours dans un endroit frais et aéré ou davantage dans le bac à légumes du réfrigérateur.

 

Les massages :

Les masseurs s’enduisent les mains ou enduisent la partie du corps à masser avec du mono’i parfumé de fleurs qui diffèrent suivant les régions. Dans l’archipel de la Société et aux Australes, il s’agit surtout de tiare tahiti ; aux Tuamotu de tiare tahiti et tiare tafano ; aux Marquises de râpures de bois de santal. L’utilisation des fleurs de tiare tahiti est connue pour être apaisante, le santal est recommandé pour les rhumes et affections ORL.

 

La non rémunération des soins, un principe affiché :

 

Dans son livre « Tahu’a, tohunga, kahuna – le monde polynésien des soins traditionnels », Simone Grand explique qu’en Polynésie française, « hormis les escrocs rapidement démasqués, aucun tradipraticien ne tire de réel profit des soins qu’il dispense. Leurs conditions de vie restent modestes et pour certains, à la limite de la précarité. Si beaucoup œuvrent le week-end, c’est qu’en semaine ils exercent une activité salariée. Le principe de la non-rémunération des soins fait la quasi-unanimité même si certains commencent, depuis quelques années, à accepter du numéraire. (…) La règle non écrite est d’offrir des dons en nature, aliments surtout, qui sont toujours acceptés sauf par celui qui refuse tous les dons. Pour celui-ci, ‘’un don divin ne se négocie pas, il se donne sans contrepartie’’. (…) Le discours tenu par quasiment tous est que la non rémunération aurait été exigée en contrepartie du don de guérir ou de la connaissance d’une plante qui guérit. »

 

 

Quelques objets du passé

 

Le Musée de Tahiti est des Îles détient dans ses collections quelques objets du passé, qui pourraient avoir servi aux tahu’a ra’au.

 

– A gauche : un ipu, ou kipu, un contenant en noix de coco des îles Marquises.

Acquis en 1923.  À droite, une calebasse, ou gourde, de Tahiti. Probablement rapportée par G. Bennet pour la London Missionary Society entre 1821.

 

Ke’a tuki, petit pilon médicinal en basalte, îles Marquises.

‘Umete, petit contenant à pieds à usage médicinal. Tahiti. En bois de tamanu.

 

* CVD : Contrat Volontaire au Développement

 

** Source : « Tahu’a, tohunga, kahuna – Le monde polynésien des soins traditionnels » de Simone Grand, 2007, aux éditions Au Vent des îles.

 

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