N° 77 – Qu’est-ce qu’un documentaire océanien ?

La question revient souvent au sein du comité de présélection du FIFO, probablement aussi chez le public. Les œuvres sont-elles océaniennes du simple fait de leur nationalité ou bien y a-t-il une « âme océanienne » et si oui, sur quoi repose-t-elle ? Existe-t-il une recette, des critères de légitimité pour être un « documentaire océanien »? Nous avons demandé à plusieurs personnalités du monde de l’audiovisuel et de la culture de nous donner leur point de vue.

 

Tenter de définir la nationalité d’un documentaire, c’est un peu comme ouvrir la boîte de Pandore. Production et capitaux investis dans le film mis à part, qu’est-ce qui rend un documentaire spécifiquement océanien ? Le sujet abordé, l’origine du réalisateur, des protagonistes, le pays dans lequel il est tourné ? A quoi se fier ? Un documentaire sur la déforestation amazonienne réalisé par un néo-zélandais ne peut pas être considéré comme océanien. A l’inverse, bien qu’ancrés dans un pays océanien, certains documentaires n’ont rien d’océanien du fait d’un regard tourné vers lui-même, ignorant les réalités. Finalement, y a t-il plus océanien qu’un documentaire qui n’est pas pensé en fonction de la destination, mais des préoccupations ? Ces films dont la principale ambition est d’exprimer une vision du monde propre à leur auteur, vision chargée d’une identité artistique capable dès lors d’étonner, d’émouvoir, de communiquer. Ces films qui préfèrent, en réalité, faire fleurir l’imaginaire plutôt que l’évidence.

Marie-Hélène Villierme, photographe et réalisatrice

« La problématique océanienne, en audiovisuel, est assez récente. Dans certains pays océaniens, nous sommes encore dans une phase émergente par rapport à l’utilisation de ces moyens d’expression audiovisuels, des nouveaux outils qui doivent nous permettre, en tant qu’Océaniens, de raconter nos histoires. Pour autant, la définition du documentaire océanien doit-elle se limiter à nos histoires « anciennes » ? De mon point de vue – contemporain –, évidemment non. Même si on traite de sujets historiques, du passé, il faut qu’ils aient une résonance avec une problématique d’aujourd’hui. Que l’on aille chercher dans le passé des réponses actuelles. Les films offrant une ‘’découverte de la culture’’ océanienne, ceux-là, je ne les définirais pas comme océaniens. Ils traduisent peut-être de « l’enthousiasme » d’un réalisateur, mais pas forcément d’une réalité. Je pense qu’un documentaire océanien doit impliquer à différents niveaux des Océaniens – que ce soit par rapport à l’équipe du film ou par rapport à la portée du sujet. Toujours est-il que, en considérant que nous sommes spécifiquement Océaniens ainsi qu’universellement Océaniens, tous les sujets nous concernent. Il n’y a pas de limitation, car autrement, soit on s’enferme, soit ce sont les autres qui nous enferment. Un documentaire océanien, je crois, ne se résume pas à une découverte du monde océanien mais à un approfondissement de celui-ci, en partageant un regard qui interroge, voire bouscule. »

 

Benjamin Picard, réalisateur, membre du jury de présélection du FIFO et président de l’ATPA.

 

« Il faut trouver la réponse en chacun de nous »

 

« La définition du caractère océanien d’un film est un problème récurrent du comité de présélection du FIFO. Plus encore, c’est une question permanente puisqu’elle est censée être le premier filtre de la sélection. Pour ma part, je me pose la question plutôt en ces termes : est-on en présence d’une problématique océanienne ? En effet, plus que le sujet lui-même, c’est la manière dont celui-ci est traité qui déterminera si on est dans une vision océanienne ou pas. Prenons un exemple : je veux réaliser le portrait d’un pompier. Je peux montrer la vie à la caserne, les diverses interventions et insister sur l’abnégation et le courage qu’il faut pour faire ce métier. Cela peut donner un film intéressant mais quid de la dimension océanienne ? Que je fasse ce film en Polynésie ou dans le 15ème arrondissement de Paris, j’obtiendrai à peu près le même film. Maintenant, si mon pompier est un rameur dans une équipe de va’a, que je montre que toutes ses actions sont guidées par des principes religieux, mais que dans le même temps il a un rapport à la mort et au danger empreint d’un certain fatalisme, alors je commence bien à dégager une problématique océanienne.

Dans les faits, il suffit bien souvent que l’action se passe en Océanie ou que le personnage principal soit un océanien pour que le film soit qualifié d’océanien. Il faut néanmoins relativiser ce principe qui est le mien parce que finalement, cette façon de définir une règle et de l’appliquer stricto-sensu est un principe de culture occidentale. Quand on demande aux responsables du FIFO de définir les critères qui font qu’un film est océanien, on a alors une réponse… océanienne. Pas d’avis tranché mais une invitation à trouver la réponse en chacun de nous, en conscience, l’objectif étant de propager la culture, et surtout, la parole océanienne, dans toute sa diversité et sa contradiction. »

 

Sébastien Joly, réalisateur de « ‘Aito, guerriers du Pacifique », sélectionné en compétition au FIFO 2014

 

« Il n’y a pas de frontière »

 

« De mon point de vue, il n’y a pas de frontière. Que le réalisateur ou la production soit océanien ou pas, que le documentaire soit tourné ou pas en Océanie ; s’il a puisé son sujet dans l’âme du Pacifique, c’est cette seule condition qui en établit son origine. Pourquoi se limiter à une question de territoires géographiques alors que les cultures et traditions du Pacifique voyagent et brillent à travers le monde ? Avec « ‘Aito, guerriers du Pacifique », j’ai été témoin de ces partages de cultures et traditions dans les vallées reculées d’Afghanistan, cela en fait-il un film afghan?

Un film océanien, c’est un film sur l’Homme du Pacifique où qu’il vive avec sa culture et ses traditions. »

 

Jaques Navarro- Rovira, réalisateur

 

« Lorsqu’une œuvre est réussie, elle tend vers l’universalité »

 

« La question ‘Qu’est-ce qu’un documentaire océanien ?’ induit une première question : qu’est-ce que l’Océanie ? On parle de géographie ou des gens ? De métissage ou pas ? Si la question se pose en terme géographique, la réponse est simple, mais autrement, non… Pour être océanien, qu’un documentaire soit tourné en Océanie est une condition pas forcément nécessaire et en tous cas pas suffisante. Il faut que culturellement, économiquement, sociologiquement, il y ait un rapport. Si je fais un film sur un ouvrier australien sans replacer son histoire dans un contexte sociologique local, je ne l’inclus pas dans une problématique océanienne. Tout dépend du regard que porte l’auteur sur le sujet. Et d’un regard à un autre, le film sera différent car le documentaire est avant tout une interprétation. Il n’est pas obligatoire d’être Océanien ou d’habiter en Océanie pour faire un film océanien. Celui-ci le devient lorsqu’il replace un sujet dans son contexte économique, culturel, politique… Selon moi et concernant la sélection des films au FIFO, je pense que lorsque les critères ne suffisent plus, il faut privilégier les films qui font avancer de nobles causes. Lorsqu’une œuvre est réussie, elle tend vers une universalité qui transcende ce critère d’appartenance océanienne. Et puis, le caractère d’un film ne réside-t-il pas avant tout dans le lien que chaque spectateur établit avec lui ? »

Julia Overton, productrice (Australie)

« Assurer la diversité de leurs voix »

« C’est un sujet intéressant, ainsi qu’un dilemme. Quand vous tapez « Océanie » dans Google, la première chose qui sort est une compagnie maritime, la seconde le titre d’un album des Smashing Pumpkins. La définition de la « région géographique » apparaît en 3ème sur la liste. Un sujet océanien implique sa culture unique, ses paysages, ses populations et son histoire. Mais un réalisateur océanien n’est cependant pas limité à parler de l’histoire de sa région : son histoire n’est pas limitée à un endroit et peut impliquer tout le monde. Ce qui est important, c’est que cette histoire représente le point de vue et la perspective d’un réalisateur océanien. Cela compense le nombre de réalisateurs qui viennent en Océanie avec un point de vue très stéréotypé – par exemple que l’Australie est peuplée de koalas et de kangourous et que Tahiti est synonyme de jeunes gens qui dansent avec des jupes végétales. Il est important pour les Océaniens de développer leur industrie cinématographique, pour qu’elle soit la plus forte et la plus dynamique possible, afin d’assurer la diversité de leurs voix et que celles-ci puissent être vues et entendues à travers le monde. Les histoires de cette région et à propos de cette région sont uniques et doivent être interprétées par des réalisateurs locaux et internationaux, tout comme l’inverse doit également être possible. »

Georges Andrews, producteur (Nouvelle-Zélande)

« Un documentaire océanien doit traiter d’histoires en lien avec les vies des peuples indigènes d’Océanie »

 

« Un documentaire océanien ? Les films que j’ai proposé à plusieurs éditions du FIFO peuvent apporter un élément de réponse : je pense à ‘Made in Taiwan’, qui a remporté le Grand Prix et le Prix du Public en 2007. Le film suit l’aventure de deux jeunes, l’un Maori et l’autre Samoan, qui retracent le chemin de leurs ancêtres à travers le Pacifique pour finir à Taiwan. Un autre est ‘Tupaia’s Endeavour’, qui est toujours en production et qui raconte l’aventure de Tupaia lorsqu’il a rejoint le capitaine Cook sur l’Endeavour en 1769. Les sujets de ces films sont centrés sur les peuples indigènes d’Océanie, et non les colonisateurs qui ont suivi Cook. Pour moi, l’Océanie peut être définie au sens large – avec l’Australie, tant que le sujet concerne les Aborigènes et bien entendu la Nouvelle-Zélande, le foyer de la plus grande ville polynésienne au monde. A mon avis, il ne suffit pas donc pas qu’un film soit tourné et produit en Océanie pour être océanien. Sinon cela voudrait dire que les films de Peter Jackson sur les Hobbits et la Terre du Milieu pourraient être considérés comme tels. Un documentaire océanien doit traiter d’histoires en lien avec les vies des peuples indigènes d’Océanie. »

 

Hina Sylvain, responsable des programmes pour Polynésie 1ère et membre du comité de présélection des films du FIFO

 

« Une manière d’être au monde »

 

«  Selon moi, tout est question de regard, de point de vue. Un documentaire, c’est d’abord un auteur, qui, de par sa réflexion, sa pensée, nous raconte une histoire qui lui tient à coeur. Le sujet est océanien à partir du moment où l’action se déroule en Océanie ou en lien avec des Océaniens, à travers leurs rêves, leurs convictions, leurs colères, leurs espoirs et leur résistance à rester eux mêmes… Il faut que le spectateur parte avec le réalisateur sur les traces de la vie d’un peuple, dans ce monde de l’Océanie d’hier et d’aujourd’hui, pour comprendre leur histoire, leur réalité – si complexe soit-elle. Un documentaire océanien, c’est une manière d’être au monde : souvent différente mais aussi, parfois, similaire à celle des autres peuples, des autres régions. La qualité océanienne d’un documentaire repose sur le regard qui est porté à propos d’une question, profonde ou plus banale, mais à laquelle le réalisateur a estimé bon de nous sensibiliser et de partager : c’est ce que nous privilégions lors de la sélection des films du FIFO. »

 

Cécile Tessier-Gendreau, réalisatrice

 

« Susciter la réflexion, faire naître une émotion »

 

« Un documentaire, à mon avis, doit avant tout susciter la réflexion, impulser la réaction, faire naitre une émotion. Par conséquent, si une œuvre, quel que soit son genre (documentaire, fiction documentarisée, court-métrage…) met en exergue une problématique océanienne et peut avoir une résonance auprès du spectateur, elle a sa place au FIFO. Si, de surcroît, elle a une portée internationale, est-il nécessaire de s’arrêter au lieu de tournage pour l’étiqueter ? L’essentiel n’est-il pas d’offrir de la matière à penser en posant de vraies questions, pour faire évoluer le regard sur l’autre ? Je crois qu’il ne faut pas se limiter au découpage géographique, mais appréhender l’Océanie de façon plus globale pour interpeller et enrichir toujours plus. Car s’intéresser aux valeurs identitaires des Pays du Pacifique, mettre en avant les réalités économiques et politiques de cette région du monde permet de mieux comprendre les enjeux auxquels ce continent est confronté aujourd’hui. »

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