Les dieux mangaréviens en transit à Paris

[singlepic id=31 w=320 h=240 mode=web20 float=left]Rencontre avec Jean-Marc Pambrun, Directeur du Musée de Tahiti et des Îles, Stéphane Martin, Président du Musée du quai Branly, et Tara Hiquily, Chargé des collections ethnographiques au Musée de Tahiti et des Îles.

Le 3 février démarre à Paris, au Musée du quai Branly, l’exposition « Mangareva, Panthéon de Polynésie ». Jusqu’au 10 mai 2009, le public peut venir y découvrir d’exceptionnelles oeuvres polynésiennes, jusqu’alors dispersées dans différentes institutions internationales et pour certaines inconnues du grand public. En juin, c’est ici à Tahiti, au Musée de Tahiti et des Îles, que l’exposition ouvrira ses portes.

En septembre 2000, le Musée Henri-Martin de Cahors a retrouvé une statuette d’une divinité mangarévienne dans les réserves de ses locaux, un ancien presbytère. C’est celle du Dieu Rongo, dédiée au pourvoi des récoltes. Cette statuette en bois, rapportée de Polynésie par un explorateur lotois, autour de 1812, est l’une des rares représentations de cette divinité à subsister de par le monde. Elle reposait là, depuis au moins 150 ans, sous une fausse identité. Jusqu’ici on connaissait l’existence de cinq exemplaires de ce dieu (dont on ne sait s’ils sont différentes représentations d’un même dieu ou différents dieux), détenus par cinq musées : le British Museum de Londres, le Metropolitan Museum of Art de New York, le Pontificio Museo Missionario-Ethnologico de Rome, le Muséum d’Histoire Naturelle de La Rochelle et le Musée des Pères du Sacré-cœur de Braine-le-Comte, dont le Rongo est aujourd’hui conservé à Rome. Désormais le Musée de Cahors appartient au cercle privilégié de ceux qui détiennent un objet primordial du panthéon mangarévien. C’est ce qui a donné l’idée à Laurent Guillaut, Conservateur en chef du Musée, de faire connaître cette statuette autour d’une exposition consacrée à la culture et à l’histoire des îles Gambier. De là, le projet a fait son chemin et le Musée de Tahiti et des Îles, après avoir rencontré Laurent Guillaut venu en mission en Polynésie française en septembre 2005, s’est proposé d’organiser une exposition qui réunirait l’ensemble des oeuvres connues à ce jour, relatives au domaine du sacré et du rituel des Gambier, conservées dans des institutions religieuses et muséales. Autant de figures de divinités et d’objets rituels méconnus, voire inconnus du grand public et même des Polynésiens.

Une convention d’amitié

C’est grâce au Musée du quai Branly que l’exposition a pu se réaliser. Stéphane Martin, Président de l’institution prestigieuse qui a ouvert ses portes en juin 2006 au pied de la tour Eiffel, a répondu positivement à la proposition de Jean-Marc Pambrun de reprendre le projet pour le porter à l’international. Dans le cadre d’une convention de collaboration muséographique et culturelle qui régit les rapports des deux musées depuis 2005, les demandes de prêt de ces œuvres rarissimes ont été faites conjointement par les deux établissements et le Musée du quai Branly a apporté son expertise pour mener à bien cette idée. Il s’est chargé de convaincre les grands musées de confier leurs œuvres, de coordonner les demandes de prêts et de donner à « Mangareva » le rayonnement que méritait le projet. L’exposition s’inscrit parfaitement dans l’esprit du Musée du quai Branly de faire connaître et de promouvoir les arts et civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques, qui constitue le cœur de sa mission. Du côté du Musée de Tahiti et des Îles, c’est l’occasion de pouvoir présenter à Paris une exposition itinérante à grand retentissement. Ce projet constitue par ailleurs une première mondiale car jamais aucune exposition ne s’est tenue sur cette île, ni sur l’archipel dont elle fait partie. Pour Jean-Marc Pambrun, elle a un double intérêt : d’abord, faire connaître ; ensuite, rendre hommage : « L’exposition a pour objectif de permettre aux habitants de Mangareva de retrouver leurs dieux originels dont ils se séparèrent dès le début du XIX° siècle, plus précisément au moment de la conversion foudroyante de l’île, opérée par les pères Honoré Laval et François Carret dès 1834 ».

Lever le voile du silence

« Organiser le retour de ces divinités c’est un peu rendre justice à l’archipel des Gambier en permettant aux statues de venir se ressourcer et aux populations polynésiennes de les voir, explique Jean-Marc Pambrun. C’est bien que les objets que l’on pense encore investis d’un certain mana puissent retrouver leur terre d’origine, leur terre ancestrale. Ça peut aussi permettre, en sens inverse, un ressourcement de la création pour beaucoup d’artistes polynésiens et une redynamisation, une réappropriation de notre culture par les populations en place. C’est une exposition qui laissera des traces dans la réflexion, la création, l’action culturelle, c’est évident. Quand l’exposition commencera ici, à Tahiti, on aimerait faire un état de la situation culturelle, sociale et économique de Mangareva aujourd’hui, poursuit-il. L’archipel des Gambier n’ayant jamais fait l’objet d’une exposition, nous voulons essayer d’en parler de manière à permettre à sa population d’avoir un rayonnement plus important pour développer un certain nombre d’activités. Resté sous le manteau du silence depuis de nombreuses années pour différentes raisons (notamment l’évangélisation qu’il a été pendant longtemps difficile d’évoquer, et plus récemment les essais nucléaires), nous aimerions que cette exposition puisse éclairer des pans de l’histoire d’un peuple trop longtemps maintenu dans l’ombre. Il a toujours été difficile de parler de ce qui s’est passé sans porter préjudice à la population ou polémiquer autour de l’attitude des pouvoirs en place en France et en Polynésie. Cette exposition exceptionnelle sera dédiée au peuple des Gambier ».

Une histoire, un contexte

Tara Hiquily, Chargé des collections ethnographiques au Musée de Tahiti et des Îles, revient sur le contexte de départ des œuvres de Mangareva

En 1825, le capitaine F. W. Beechey et son équipage sont les premiers Européens à fouler le sol de Mangareva. Presque dix ans plus tard, les missionnaires arrivent. Le père Honoré Laval est sans aucun doute celui qui aura le plus marqué l’archipel des Gambier. Il débarque sur l’île de Akamaru le 7 août 1834. En l’espace de moins de deux ans, il parvient, avec d’autres missionnaires, à évangéliser les Mangaréviens après avoir éradiqué une culture millénaire. Prêtres bâtisseurs, prêtres civilisateurs, prêtres salvateurs, Laval et les siens mirent en place – avec la collaboration des chefs mangaréviens – un système dans lequel le domaine du social et du religieux ne faisaient qu’un. En cela, ils ne rompirent pas avec le système traditionnel polynésien.

Laval, à l’instar des autres missionnaires dans le Pacifique (Tahiti, Raiatea, Rarotonga, Fidji…), instaura un code de lois qui jetait les bases d’un gouvernement théocratique, c’est-à-dire un système despotique. Il faut admettre que leur œuvre civilisatrice, aussi critiquable soit elle, a contribué à sauvegarder les Mangaréviens des maux apportés par l’Occident (épidémies, débauches, armes à feux, alcool…) et que très probablement, sans la présence des missionnaires, le peuple mangarévien aurait disparu.
Les statues rassemblées pour cette exposition sont les seules à avoir échappé aux bûchers aux « idoles » organisés à partir de 1834-1835 par les missionnaires. Ce sont les pères de l’ordre de Picpus eux-mêmes qui les ont épargnées de la frénétique destruction qu’ils avaient pourtant commanditée.

Voulant témoigner de la réussite de l’évangélisation, ils ont expédié à l’attention du roi des Français et du Pape une malle accompagnée d’une liste précise rédigée par le Père Caret, contenant un ensemble de statues des divinités les plus importantes, telles que Tu, Rongo, Rao… Quelques années plus tard, d’autres statues conservées par les derniers adeptes du « paganisme » seront remises à des navigateurs et étrangers de passage, notamment un certain « Capitaine Henri », le consul des Etats-Unis A. de Moerenhout et le commandant Dumont D’Urville. Ce dernier ramena deux statues dont l’une est aujourd’hui au Musée de la Rochelle. À la fin du XIXe siècle, deux grandes statues composées de bras dressés vers le ciel ont été collectées par un docteur français et une mission russe. L’ensemble de ces statues est aujourd’hui conservé dans des institutions religieuses et muséales.
Les objets phares de l’exposition
Au milieu de différents objets religieux et rituels associés, ce sont douze œuvres qui constitueront les pièces maîtresses de cette exposition.

  • 1 Rao et 1 patoko (support à offrandes) du Musée du quai Branly de Paris
  • 1 Tu et 1 Rongo du Musée Missionnaire-Ethnologique du Vatican de Rome
  • 1 Rongo du British Museum de Londres (présenté uniquement à Paris)
  • 1 Rongo du Muséum d’Histoire Naturelle de La Rochelle
  • 1 Rongo du Metropolitan Museum of Art de New York
  • 1 Rongo du Musée Henri-Martin de Cahors
  • 1 figure de divinité de la Congrégation des Sacrés Cœurs de Rome
  • 1 tambour du Musée du quai Branly de Paris
  • 2 figures eketea (qui seraient des représentations d’un autre dieu appelé Tupo) de la Congrégation des Sacrés Cœurs et du Musée Missionnaire-Ethnologique du Vatican de Rome

Une exposition itinérante

L’exposition se tiendra d’abord au Musée du quai Branly, du 3 février au 10 mai 2009, puis au Musée de Tahiti et des Iles, du 24 juin au 24 septembre 2009. Une partie de cette exposition sera présentée enfin au Musée Henri-Martin de Cahors au plus tard au cours du printemps 2010.
Pour plus de renseignements : www.quaibranly.fr
Musée de Tahiti et des Îles : 54 84 35
Combien ça coûte ?

– La demande de subvention initiale du Musée de Tahiti et des Îles au gouvernement de la Polynésie Française a été de 19 millions de francs. Ce montant couvrira notamment les frais de transport et d’assurance, mais il n’en restera qu’une infime part pour organiser l’exposition. De son côté, le Musée du quai Branly a investi environ 200 000 euros (presque 24 millions de francs) dans cette exposition (le montant lié aux frais de transport et d’assurance est de 115 000 euros TTC, soit environ 14 millions de francs).
– Les frais « de clou à clou » (transport, assurance, convoyage, restauration éventuelle des objets) ont été pris en charge à 50/50 par le Musée du quai Branly et le Musée de Tahiti et des Îles.

À chacun son expo

Musée des arts et civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques, le Musée du quai Branly insistera sur la dimension historique qu’évoquent ces œuvres, sur le contexte d’évangélisation de la population de l’archipel des Gambier à l’époque des missionnaires européens avec la disparition du culte ancien.

Le Musée de Tahiti et des Îles souhaite, lui, aborder deux grandes périodes de l’histoire du peuple des Gambier depuis ses origines jusqu’à nos jours. Celle des temps anciens avec pour thématique l’archéologie de Mangareva et des îles Gambier, l’origine et l’histoire du peuplement, les mythes et les traditions orales et l’anthropologie sociale et religieuse de la période pré-européenne ; et celle des temps nouveaux, marquée par les premiers contacts avec les Européens, l’histoire de la christianisation et ses traces matérielles, les essais nucléaires et l’économie actuelle des Gambier. Autour des pièces majeures, plusieurs panneaux illustrés d’une iconographie appropriée accompagnée de textes feront le point des connaissances relatives à l’histoire et à la culture du peuple des Gambier. Ce parcours périphérique sera aussi l’occasion de préparer un ouvrage destiné au grand public consacré à Mangareva.

Cahors, comme patrie du père Laval et d’un certain nombre des ecclésiastiques venus à Mangareva… Le Musée Henri-Martin se focalisera sur cet aspect de l’Histoire. Disposant de peu de moyens, le musée ne fera pas venir l’intégralité des œuvres que présenteront les musées du quai Branly et de Tahiti et des Îles.

Photos : Quai Branly, Musée Henri-Martin

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